Un étrange jour.

Je ne suis pas un mystique.
Plutôt très près des sens, je cultive l’épicurisme dans tous ses possibles.
Une pratique née d’une enfance riche en évènements contrastés, je passais d’un extrême à l’autre pour exacerber mes émotions.

J’avais décidé d’aller à la pêche tout seul dans un endroit que je savais dangereux, très éloigné du village.
J’étais certain de courir le danger.
Un état de conscience qui progressivement allait titiller le paroxysme des émotions en m’inventant, d’abord, un cauchemar éveillé avant d’affronter le vrai danger.
Je ne savais pas nager.
Le parcours qui conduit à cet endroit peu pêché, car très peu fréquenté, durait plusieurs heures à travers maquis sur un terrain très vallonné. Un endroit si éloigné que nous partions toujours au milieu de la nuit pour être sur place au lever du jour.
Seuls quelques courageux s’aventuraient jusque-là.

Un parcours escarpé obligeait à traverser plusieurs fois le ruisseau. Des troncs d’arbres couchés sur les berges servaient de pont de fortune pour passer d’une rive à l’autre, que les plus téméraires franchissaient à la manière d’un funambule, en équilibre précaire, sans faire de spectacle.
Ils filaient, sans hésiter, cela semblait plus facile.  
Pour moi, c’était à califourchon.
Un rythme ralenti, m’arrêtant au beau milieu de la passerelle pour regarder les rochers noyés dans le courant, quatre à cinq mètres plus bas, en parfait aplomb, et faire grimper mes émotions.
Voilà ce qui m’attendait, des passages obligés durant le parcours de pêche.
Je savais l’épreuve hautement plus risquée en étant seul.

Il était environ trois heures du matin.
J’attaquais la première rampe à bonne allure de randonneur, dans la partie haute du village.
Je fonçais en regardant défiler les cailloux sous mes pas, je zigzaguais pour ne pas trébucher, évitant une pierre plus grosse au milieu du chemin. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité m’offrant presque une vision de nyctalope.
Parvenu à l’entrée du petit cimetière perdu sur la colline, je marquai un temps d’arrêt, le regard planté sur les sépultures abandonnées pour plonger dans le cauchemar.
Des idées folles me traversaient l’esprit puis des images, je voyais des âmes qui s’élevaient au-dessus des tombes abandonnées, des âmes matérialisées avec les apparences d’un autre monde. J’alimentais la peur en crescendo, je ne parvenais plus à faire un pas, totalement figé par l’effroi.
Totalement paralysé, presque hypnotisé, je ne parvenais plus à fuir.
D’ordinaire, avec mon ami qui avait oublié de se lever pour venir avec moi, nous plaisantions en passant par ici.
Décomposé, incapable de réagir comme si les défunts se révoltaient, je purgeais mes péchés en subissant la revanche des âmes endormies, si loin de toute habitation dont les rares lueurs signalaient la présence de vies au fond de la vallée.
Mon esprit voyageait de l’obscurité inquiétante d’un cimetière, à la lueur d’une lampe sur la cheminée, beaucoup plus rassurante. Je me nourrissais de forts contrastes poussant la peur à son paroxysme.

Par-delà la crête, tout à l’opposé, le ciel criblé d’étoiles scintillantes s’illumina faiblement d’une atmosphère glauque effaçant les astres lointains dans un léger brouillard laiteux.
Mon esprit débridé, complètement abandonné à l’anarchie des idées, s’inventait des galaxies, des mondes perdus dans l’immensité sidérale. Je voyageais sur des planètes inconnues en totale liberté, l’imagination complètement folle…
Un soleil blafard semblait décliner derrière la montagne, l’Univers soudain devenu verdâtre.

Totalement isolé, perdu entre rêve et réalité, loin du secours de toute vie, je me mis à marcher mécaniquement, exactement à contre sens de mes pensées qui me commandaient de renoncer à l’aventure en revenant sur mes pas. Je tentais de me raisonner avec une grande difficulté car j’étais allé trop loin, en vadrouille par delà le raisonnable, je m’étais englué dans l’irréel.
La peur devenue panique me conseillait le retour en me signifiant le danger, plus réel, qui m’attendait dans les cascades et les méandres du ruisseau.
Je filais vers « u Sant’Antonu » (Saint Antoine, nom du fleuve) comme un automate mu par un mécanisme subi.
Plus rien n’existait autour de moi que cette idée. Le chemin défilait sous mes pas et ce ciel énigmatique de fin de monde semblait m’indiquer que je m’étais égaré dans la solitude absolue.
Je m’étais engagé dans un lieu lugubre peuplé de créatures étranges qui me regardaient aller vers elles, sans dire un mot. Des personnages fixés à leur emplacement, incapables de se déplacer, ondoyaient comme des feux follets aux couleurs tièdes, me saluaient au passage, presque me caressant de mauvaises pensées.
Est-ce cela, l’au-delà ?
J’avais perdu la boussole de la réalité ne sachant plus à quel sens me vouer.

Lorsque je sentis l’air frais courir sous les aulnes et qu’un bruit continu de cascade parvint à mes oreilles, je compris que le ruisseau était tout proche.
J’étais soulagé et fatigué à la fois entre trajet et cauchemar.
Je me suis assis sur un rocher pour me sustenter.
En vain. Ma musette était vide de nourriture et ne contenait que des articles de pêche. Terriblement troublé par l’aventure qui m’attendait, me sachant seul, sans secours possible, j’avais oublié l’essentiel.

Mon esprit était encore vaseux et mes pensées de plus en plus brumeuses. Le jour commençait à poindre. Un nuage lenticulaire s’était formé juste au-dessus de moi dans une lumière étrange, inhabituelle, et se déforma sous mes yeux. Loin de toute civilisation, je commençais à penser que la fin du monde était arrivée et que je ne verrai plus les miens.
L’image de ma vallée me vint à l’esprit comme un film sur un écran géant.
Mon ciel, d’ordinaire si beau, avait fortement « jaunivertbleui » puis se panacha d’étranges couleurs torturées, trois soleils surchauffaient l’atmosphère.
C’était bien la fin.
Sous l’effet de l’angoisse, je stoppai net mon cauchemar.

Le jour venait de se lever, la nuit avait secoué mon imaginaire, le remplissant de rêves étranges.
La clarté du matin, mêlée à la fraîcheur de l’onde toute proche, venait de mettre fin au film d’épouvante, je voyais la bobine qui tournait à vide. La séance était terminée.
Il était temps de revenir sur terre, je devais commencer à pêcher.
La pêche fut bonne.
C’était toujours ainsi dans cet endroit, la raison principale de ma venue jusqu’ici…

Au retour, je me suis perdu dans le maquis. Un soleil de plomb, perché au zénith d’un midi estival, se chargeait de me désorienter. En parvenant au sommet d’une butte, je reconnus le rocher qui servait de repère en arrivant le matin. Je n’étais plus très loin, je mis le cap sur l’endroit en filant droit à travers maquis sans perdre de vue l’imposante masse granitique.
Entravé par les broussailles, sans chemin déjà tracé, mon évolution vers le rocher fut longue et difficile malgré la proximité apparente. A partir de là le retour fut facile.

Je n’ai plus jamais renouvelé l’expérience, j’y suis toujours retourné accompagné.
Mon périple dura quatorze heures.

Un jour étrange. L’envasement était total entre le rêve et la réalité. Tout se mêlait pour sublimer les contrastes, c’était ainsi que je me construisais en jouant la rétrospective lorsque je retrouvais le calme de ma chambre. Dans mon lit, je repassais le même film dans un confort total pour revivre la même histoire dans d’autres conditions qui bannissaient la peur.
Je savais qu’un jour, sans renouveler la même expérience, je serai tenté par une autre aventure.  

Un appel de la vie qui clame sa force et sa fragilité…
Le vivre est aux commandes, je suis à ses trousses…
Il me pousse à user toutes les fibres du tissu vital pour parvenir au bout du chemin avec l’impression d’avoir vécu sans faire l’économie de bouts de secondes. le sentiment d’avoir beaucoup voyagé dans toutes les conditions possibles pour moi.

La vie m’a conduit jusque là, le gros du chemin est déjà parcouru, il me reste encore quelques pas…
Vous venez d’en voir les traces, trois petits points pour en signifier le doute et rappeler qu’ils sont comptés.
Combien ? Je n’en sais rien.

Mes rêves et mes cauchemars éveillés sont toujours les mêmes, ce que le corps ne peut plus assumer, l’esprit, encore vif, est capable d’investir les endroits les plus improbables…
Je sais me les inventer 🙂

3 Comments

  1. Quel récit et quelle belle leçon de vie!
    Savoir vivre et goûter la moindre seconde, ne pas en perdre une miette et si possible faire en sorte que tout soit grand et fort en émotion.
    Superbes photos aussi pour illustrer ce récit philosophique.
    (j’allais vous envoyer un petit mail pour avoir de vos nouvelles ne vous « voyant » plus sur votre blog depuis quelques jours)

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