C’était un jour paisible. L’été virait à sa fin.
Les estivants avaient déserté le village qui retrouvait son rythme d’arrière saison.
Les nuages plus nombreux, devenus plus mobiles, filaient en compagnie d’Eole tout en verve automnale. Un azur plus soutenu entre les nues, une luminosité contrastée, le soleil nous abandonnait plus tôt. Tous les « plus » signalaient un changement vers le repli progressif au cœur des chaumières…
Comme si c’était aujourd’hui, je me souviens.
La brume commence à monter de la vallée sans attendre la fin de l’après-midi.
Le matin s’embrume aussi et fait croire qu’il est temps de Toussaint.
Bientôt, si le temps n’est pas trop pluvieux, si les nuages laissent les rayons de soleil livrer leur chaleur des mois d’automne, ils seront tous là.
Les plus vieux, surtout, ils ne manquent jamais le rendez-vous.
Cela fera un an que l’endroit n’aura connu une telle affluence de jour des morts… Le jour des retrouvailles entre vivants, ce sont les défunts qui les rassemblent.
En attendant, une ombre solitaire s’est arrêtée devant une croix.

La grille entr’ouverte, le cimetière est désert, l’homme se croit seul au monde et s’apprête à engager sa conversation secrète.
Je l’ai vu arriver, la tête basse pour éviter de trébucher sur une pierre encore masquée par l’herbe haute, le pas hésitant, il sondait le sol pour détecter la moindre trappe camouflée qui s’en prendrait à sa cheville encore douloureuse. Le souvenir d’une ancienne torsion survenue dans le même endroit.
Il connait le chemin, pourtant.
Son échine courbée se détache dans le ciel, le regard porté sur une vieille photo fixée sur la croix, l’esprit en conversation secrète avec un être cher qui n’est plus de ce monde.
Il y a longtemps déjà.
L’homme, silencieux, dont le parcours tire à sa fin, se souvient.
On dirait qu’il annonce sa venue prochaine…
Il refait les chemins de jadis, voyage dans son passé en quête d’un sourire, d’une tendresse, d’un hiver au coin du feu et plus rien n’existe aux alentours. Il est par monts et par vaux, dans les rues de son quartier, dans son jardin, il sourit aux villageois qu’il croise sur son passage. L’homme est calme et avenant. Son sourire léger est une caresse adressée à l’autre, sa bienveillance est légendaire.
Je le regarde de loin sans trahir ma présence et sans troubler la connexion qu’il est venu chercher auprès d’une âme encore chère. J’écoute ce léger souffle qui passe et qui dit « je suis la vie ».
Ses cheveux flottent soudain comme une bannière au vent. Il a ôté sa casquette en signe de respect, on dirait que la brise a surgi d’outre tombe comme une étreinte portée d’ailleurs.
D’un geste machinal, il range sa mèche derrière les oreilles, il n’est plus là depuis un bon moment.
Il est loin, très loin tout près de l’autre, là-bas. L’autre dont le corps ou plutôt ce qu’il en reste se trouve à quelques pieds sous terre, juste à côté, mais c’est l’image du passé qui l’intéresse.
Un passé de tendresse, de bonheur, de tristesse aussi, ces moments qui ont fait leur vie.
Pense-t-il à son voyage à venir ?
Peut-être.
Ces moments de recueillement le rassurent : « J’arrive. J’espère qu’on se reverra. » semble-t-il dire.
Un espoir fait vivre ses derniers jours qui fuient…
Comme un patient qui serait passé par analyse, il a vidé une partie de ses craintes, il a noyé ses doutes, on dirait qu’il repart rassuré, plus léger pour affronter le vrai et le réel de la vie.
Combien de fois, encore, repassera-t-il par-là ? Des instants devenus nécessaires, des retours vers le passé, l’esprit tourné vers l’au-delà.
Lorsque le bout est tout proche, on cherche l’autre bout. Une manière de boucler la boucle ? L’homme dont l’avenir se restreint, se souvient. Il revient puiser ce qui n’était que « petits riens » devenus « petits biens », aujourd’hui.
Son regard se détache comme on débranche une prise, la démarche hésitante, le pas un peu lourd, il se dirige vers la grille qui regarde l’église de Lévie.
On se croise.
Revenu à la conscience : « Oh ! C’est toi ? Tu vas bien ? » puis sourit.
Il n’a pas oublié, ce soir avant de s’endormir, il reprendra sa conversation secrète.
Ses idées voyageront au-delà des nuages et des étoiles qui habitent son imaginaire, puis confortablement installé dans ses pensées intimes, se laissera transporter par le sommeil arrivé sur la pointe des pieds.
Aujourd’hui, il était sur le bord du chemin, tout près de la croisée…
Il regardait de l’autre côté, sur l’autre rive.
Un jour, il partira.
Un autre, une autre viendra sur sa tombe pour un autre souvenir.
Un nouveau dialogue entre la vie et la mort…
Ces deux-là se parlent souvent, vous ne le saviez pas ?
Il est parti, voilà quelques ans déjà.
Il m’a laissé ce souvenir d’un homme qui conversait secrètement avec la vie, avec la mort…
Je me souviens d’un homme… d’une grande bonté.
Bien, fond et forme, sans pathos.
Très beau, il n faut rien ajouter.