Ce matin, en entrant des courses au village, Annie me dit : « Tu as le bonjour, d’une de tes anciens élèves. Elle m’a dit que tu as sorti pas mal d’enfants de sa génération de l’impasse, embourbés dans l’apprentissage de la lecture. »
Ça fait toujours plaisir même vingt-quatre ans plus tard. Je me souviens de cette fille plutôt très avancée par rapport aux autres, qui n’avait pas besoin de moi pour progresser en classe, très autonome et capable d’absorber rapidement. C’est sa mère qui, à l’époque, me racontait ce qu’elle disait de moi en arrivant à la maison. Très observatrice, puisqu’elle en avait le loisir, elle lui disait : « Si tu vois comment il fait… » C’est que cela devait la surprendre !
Personne ne savait que j’avais enseigné très peu de temps dans une classe au tout début de ma carrière. Les élèves m’appelaient maître alors que dans mon esprit, je n’étais qu’un débutant occupé à se débarrasser de tous les réflexes acquis durant vingt-cinq années de rééducations individuelles. On ne fonctionne pas de la même manière dans une classe. En revanche tous les problèmes que j’avais rencontrés durant mon exercice précédent me sautaient aux yeux. Je me demandais comment on pouvait laisser certains enfants dans de tels états, sans broncher et sans rien tenter.
C’étaient mes tous premiers jours dans une classe et j’avais repéré un enfant de CE1 qui semblait végéter au milieu de la salle. Tranquille comme Baptiste, en apparence seulement, il sommeillait. Une vieille habitude déjà, sans doute persuadé qu’il n’avancerait jamais. Il avait lâché prise totalement et ne faisait aucun effort. Il avait un conduit, une sorte de tuyau, entre les deux oreilles qui lui permettait d’évacuer ce qui rentrait par l’une en ressortant par l’autre, le plus naturellement du monde.
J’étais excédé de ce constat et je crois bien que c’était la première fois de ma carrière que j’allais intervenir à la hussarde.
Sans trop me poser de questions, il me semblait qu’il fallait faire vite, sans douceur afin de provoquer une sorte d’électrochoc pour le remettre en état de marche, en vie plus simplement.
L’enfant avait franchi le CP sans savoir lire, il n’avait pas encore atteint le stade de la combinatoire c’est à dire qu’il était incapable de dire MA devant un M et un A. Il prononçait toujours les deux phonèmes séparément sans parvenir à la syllabe. Je trouvais cela incroyablement extravagant car l’enfant ne semblait avoir aucun trouble associé qui puisse le gêner à ce point dans sa scolarité élémentaire.
J’avais décidé de lui faire franchir cette étape de toute urgence. Une fois réveillé et mis en état de marche, le reste devait suivre dans la foulée, à mon sens. Je ne pouvais pratiquer ma rééducation dans la classe devant tout le monde, j’avais demandé à sa maman de le laisser avec moi jusqu’à dix-sept heures après la sortie des classes.
Je savais qu’il fallait le tirer de sa torpeur dévastatrice, aller très vite en produisant un travail très rythmé sans lui laisser le temps de réfléchir une seconde. Les explications ne servaient à rien dans son cas, il fallait passer par les sens en activant les mouvements endormis jusque-là, puisqu’il était devenu totalement apathique, d’une inertie incroyable.
J’étais convaincu que je devais lui parler en corse pour produire un effet de surprise, je n’aurais pu le faire dans la classe en présence des autres.
J’avais rassemblé cinq ardoises sur lesquelles j’avais écrit en gros à la craie a, e, i, o, u .
Je les ai jetées au hasard dans la salle et déjà cela le surprit, il semblait se réveiller, il n’avait jamais vu ça de toute sa petite vie d’écolier.
Puis, je lui ai dit :
« Eccu, calcicali tutti prestu e picchiendu forti ! » (Voilà, piétine-les toutes en tapant très fort -sous entendu avec le pied-)
Je l’ai poussé et il s’est mis à frapper avec son pied droit en disant les voyelles le plus fort possible.
C’était la première étape. Je lui ai donné un P façonné dans un bout de carton de grande dimension (une trentaine de centimètres) en lui demandant :
« Allez ! Ricumencia cu su pinatu e pichia forti cu u pedi ! » J’ai donné le tempo. (Allez ! Recommence avec cette serpe et tape fort avec le pied.)
Il est parti sans hésiter, pa, pe, pi, po, pu… A colpa di pinatu ! (A coups de serpe, c’était le dernier recours pour actionner la machine) En mimant le geste de la serpe qui cogne le bois, la combinatoire s’enclenchait automatiquement.
A vistu marchja ! (Tu as vu ça marche !)
Nous nous sommes assis à son bureau et j’ai fait la même chose sur un cahier, sans brutalité, de manière classique, nous venions d’amorcer la batterie, c’était parti, la combinatoire mise en route.
Personne ne savait rien de notre histoire, j’ignore s’il s’en souvient encore et s’il s’est rendu compte de la démarche peu académique mais très efficace dans ce cas de figure….
L’apprentissage à la hussarde a duré quelques minutes. Au démarrage, j’ai dû l’attraper, placé derrière lui, par les aisselles pour le soulever et enclencher le mouvement en le lâchant sur l’ardoise, sinon, il serait resté avec le pied levé de peur d’écraser les voyelles…
Il fallait les violenter pour qu’elles se mettent à vivre dans son esprit.
Voilà ce qu’a produit le mot de Livia adressé à Annie pour faire suivre son salut.
Merci, chère grande dame désormais, d’avoir réveillé ce souvenir 🙂
Les bons souvenirs ont la vie dure 😉
Chapeau, c’est vous le grand Monsieur!
Magnifique récit!
Dîtes-moi, le geai sur la photo (superbe) y va aussi à la hussarde, oh le petit s……d !!! 😉
🙂
Oui, en effet, je n’avais rien pour illustrer ce texte et j’ai pensé au geai qui ne fait pas dans la dentelle mais en fait sur les fruits. 😉