La Ronce-Ronce.

Un jour, j’étais un gamin, nous nous dirigions vers Ajaccio en deudeuche.
J’étais à l’arrière, pas mal balloté, cahoté, de sorte qu’au bout du voyage de plus de cent kilomètres, on avait l’impression d’avoir terminé une épreuve de cross marathon.
Il fallait subir la même épreuve au retour.
Mon père se trouvait à la place du mort. Il rêvait d’une voiture qu’il aurait conduite sans permis. Il s’en disait capable et mourait d’envie de prendre le volant.
Ne tenant plus, il demanda au chauffeur de le laisser conduire, un peu, depuis son poste. L’un était au tourniquet, l’autre aux pédales, c’est ainsi que nous effectuâmes un kilomètre et bien plus avec les deux compères en goguette sans avoir bu, hilares. J’étais inquiet à l’idée de nous retrouver dans un ravin ou de faire une mauvaise rencontre, bien qu’à cette époque les voitures n’encombraient point les routes. Au bout de sa prouesse, papa se tourna vers moi, le visage heureux, et me lança :

« A vistu, sogu bonu ! » (Littéralement : « Tu as vu, je suis bon ! » sous entendu, je sais conduire.)
Il était tout fier de me montrer qu’il savait conduire une voiture à force de guider son âne Roland dans les rues du village.
Peut-être, avait-il acquis une similitude comportementale dans l’art de diriger à hue et à dia… cela vaut sans doute cours d’auto-école. 😉
La route, il la connaissait par cœur à force de frotter les caniveaux avec sa brosse de balayeur éboueur. Du savoir conduire, il venait d’en faire la preuve devant moi et cela suffisait largement à son bonheur. C’était très important de prouver à son fils que l’on sait faire bien plus que nettoyer les rues d’un village !
Plutôt réaliste et conscient de sa fortune inexistante, il se contentait de rêver mais pas trop, juste de quoi provoquer un sourire. Il se nourrissait du sourire des autres et faisait tout pour s’en procurer largement sur le visage de ses interlocuteurs du moment.

Père avait la faculté d’estropier les mots français. Fâcheuse habitude ou bonne grâce ? Il s’exprimait toujours en corse et chaque mot nouveau venu du continent risquait l’accident car il le restituait tel qu’il le percevait. C’était ainsi, il ne se corrigeait jamais. Bien au contraire, si quelqu’un rectifiait en lui faisant remarquer son erreur, c’était pis encore, il en rajoutait en se complaisant dans son vocabulaire très bien adapté au personnage.

« A dighjà vistu una Ronce-Ronce ? Hè bedda ? » (Tu as déjà vu une Rolls-Royce ? Elle est belle ?) Me demanda-t-il un jour.

Il en avait entendu parler, accoudé au comptoir du Progrès.
Il écoutait attentivement les conversations de ses copains de pastis, surtout les vacanciers qui le laissaient rêveur, et se construisait des histoires fabuleuses.
Ce qu’il ne pouvait trouver dans les livres, puisqu’il eut son bac à la maternelle qu’il quitta sans passer par le primaire pour aller garder les chèvres, il le fantasmait à l’apéro.
La Ronce-Ronce tint un bon moment la vedette chez Vescu propriétaire du bar « Le progrès ».
Un endroit curieux, comme un clin d’œil à quelqu’un qui ne progressait jamais.
Ses amis pensaient sans doute qu’il s’agissait d’une facétie de plus alors qu’il était coutumier de la torsion des mots sans le savoir.

Une fois, je l’ai surpris à rire tout seul. Il était sur un nuage, un peu égaré dans un rêve. Il m’avoua qu’il venait d’entendre au sujet d’un homme politique :

« Tiens, lui, il est tortu (et non tordu) comme une banane ! »

Il s’en amusa encore plus lorsque je lui expliquai la signification de la boutade.
Oh lala ! Qu’est-ce qu’il a ri. Cette expression est devenue sa préférée. Une trouvaille magique.
Je savais, lorsqu’il gloussait tout seul dans un coin, que la banane n’était pas bien loin.

Vous voyez, j’ai grandi dans cette atmosphère. Point de livres ni de revues chez nous. Juste quelques vieux journaux récoltés chez les autres, destinés à emballer les oignons ou les tomates vertes en fin de saison pour accélérer leur maturité. On dit toujours que la tomate mûrit au soleil, essayez donc dans une feuille de journal et vous verrez…

Papa était assez sévère avec moi. Il m’enfermait parfois dans la chambre pour que j’apprenne mes leçons. Hélas, il était bien incapable de contrôler puisqu’il ne savait ni lire ni écrire. Il supposait que le temps passé dans la chambre était bien profitable pour les études et cela suffisait à soulager sa conscience de père analphabète.
Il a lâché prise en me faisant totalement confiance lorsque j’étais au lycée. Il semblait enfin libéré.

Parfois, je me suis demandé si je n’étais pas sa Ronce-Ronce secrète. Ma réussite scolaire poussive, carrément ratée dans le primaire, le désespérait. Plus tard, il sembla tenir sa revanche en me faisant traverser le village à pied avec les prix que j’avais reçus en terminale.
Il « roulait en carrosse » à mon flanc, costumé, fier comme un préfet en visite dans les quartiers, et moi chargé de honte en faisant une telle monstration.
Bien plus tard encore, je le sentis en paix, il avait réussi mon éducation. Sa deudeuche avait enfin des allures de « Simca mille Peugeot » à défaut de Rolls.

Il avait le don, même s’il s’agit d’ignorance, il faut savoir retourner ses lacunes en force à son avantage, de fabriquer des mots. C’est un peu ce que je pratique au fil de mes textes. Je suis le roi du sucre mot, du barbarisme, du néologisme, c’est plus doux et plus souriant de le dire ainsi.
J’adore me rouler dans les mots qui enjolivent la vie. Peut-être m’a-t-il laissé cet héritage ?

Il s’agit probablement d’une fabrication de mon esprit vagabond, qu’importe, j’aime croire que cela me vient de lui.
Quel bonheur d’avoir eu un tel père !
Simple, au ras de la vie, sans chichis qui me seraient montés à la tête.
Je demeure un amoureux du vieux quartier de mon enfance tout près des âmes qui ont nourri ma vie. Ah ! Que j’aime ce parfum suranné mais plein de musc ou d’ambre vieilli !

La vie prend odeurs et parfums du suc de l’enfance comme une sève qui monte et développe tous vos sens…

Excalibur, pas mieux pour claironner 🙂

4 Comments

  1. C’est ce que je me disais en vous lisant, votre père vous a laissé l’héritage des mots pleins d’humour et de poésie, et je suis certaine que vous lui ressemblez.
    Belle ronce ronce en photo 😉

  2. 🙂
    Je n’ai pas son sens du rythme, il dansait très bien et l’été, il gagnait un peu d’argent en allant aux concours de danse dans les villages environnants, souvent vainqueur.
    Jusqu’à Quenza à pied ( 16 km environ de Lévie)
    La moindre musique endiablait son corps qui se mettait au tempo, qui aimait danser, le suivait instantanément.

  3. Je me souviens tres bien de ton pere, « Siki » pour les copains, qui avait eu droit avec sa carriole et son ane a une carte postale. Nous sommes fiers de nos peres qui bien que n’ayant que tres peu frequente l’ecole avaient des valeurs que les grandes ecoles n’enseigneront jamais.

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