Les tontons.

C’était, il y a très longtemps en banlieue parisienne. J’arrivais tout frais, tout pimpant de ma Corse natale avec des espoirs plein la tête.
J’ai eu cette chance inespérée de me retrouver parmi les premières brigades destinées à aider les enfants en très grande difficulté dans nos écoles. La mission de mise en place de ces structures nouvelles s’effectuait dans une ville des Yvelines à forte immigration.
Une zone prioritaire, déjà.

Il m’était arrivé, alors que j’étais au lycée, d’aider certains écoliers de mon village et même de villages environnants. J’étais loin d’imaginer ce que j’allais découvrir lorsque cette pratique deviendrait mon métier.

J’étais rempli d’espoirs. Toujours souriant, toujours confiant.
Les retards scolaires ordinaires que j’avais connus dans nos villages, étaient rarement chargés de troubles associés et de grande misère sociale, ils n’avaient rien à voir avec ce que j’allais découvrir en banlieue parisienne.
L’aide ne consistait plus à traiter exclusivement du scolaire.
On nous avait affublés du nom de psychopédagogues ou psychomotriciens pour coller au plus près de l’action.
Cela était loin d’être suffisant car il s’agissait d’un problème social d’importation avant d’être scolaire.
Les familles arrivées d’horizons divers étaient correctement logées dans des HLM flambant neuves, j’habitais parmi eux dans une de ces Habitations à Loyer Modéré en plein boum à cette époque.
Ce petit monde nouveau concentrait tous les bonheurs et tous les travers du grand monde.
Il y avait la femme en manque, bien chargée en degrés alcooliques, qui me saisissait au passage, dans les escaliers, par le bras et me tirait chez elle pour avoir sa part de plaisir, l’homme du dessus qui guettait mon départ pour taper à la porte sous un prétexte fallacieux, les ados oisifs qui lacéraient la poussette de mon fils alors qu’ils savaient que j’aidais leurs petits frères et petites sœurs…
Bref, c’était très vivant mais pas d’un vivant ordinaire. Une découverte déconcertante.

Les petites filles en déroute scolaire – elles parlaient plus facilement que les garçons – n’avaient pas la tête à la lecture et encore moins à la grammaire… Leur préoccupation première était les tontons. « Tu sais, hier j’ai vu trois tontons. Ils sont gentils. Tu connais les tontons ? » Pour elles qui n’avaient jamais connu de vrais tontons puisque maman n’était pas mariée et n’avait ni frère ni sœur, un tonton ça passe de temps en temps à la maison, c’est très gentil avec toi et surtout avec maman. Ça se devine facilement aux sourires et aux annonces d’un retour prochain. Les tontons étaient nombreux et passaient souvent à la maison avec des paquets de bonbons avant de se retirer avec maman pour des choses qui ne regardent pas les enfants.
Hélas pour eux, le mal était dévastateur. Déstructurés dans leur affect comme dans leur intellect, ils peinaient dans les sables mouvants de la vie… le repère familial inexistant. Vous n’allez tout de même pas missionner des cohortes d’assistantes sociales pour mettre de l’ordre dans ce monde déboussolé. Trop compliqué, inextricable et nouveau à l’époque dans cet endroit transformé à la va vite pour recevoir une autre misère à grande échelle.

Pas de papa souvent, maman occupée à d’autres tâches, l’enfant livré à ses affaires, comment voulez-vous pratiquer du scolaire seulement ?
Il fallait rassurer tout ce monde. La maman, la maîtresse, l’enfant, sans oublier de se protéger d’une bonne dose d’optimisme, de recul et de relativiser ses maigres résultats. C’était dur pour tous. Nous étions empêtrés dans un leurre permanent qu’il fallait ignorer sous peine de capoter définitivement. Taire surtout. L’espoir faisait vivre… un jour peut-être, ça changera.
Nous étions enfermés dans une sorte de névrose en faisant mine de traiter un problème ingérable à notre niveau.
Vous ne pouvez évoluer indéfiniment dans l’illusion.

Un jour, je suis parti voir ailleurs dans une ville où les mélanges étaient plus équilibrés. J’ai fait la connaissance d’autres tontons plus discrets. Quand je parle de connaissance, je veux dire que j’ai appris cette autre existence. Notamment, avec une maman call girl qui vivait sur un pied très élevé. Une mère célibataire très recherchée pour les accompagnements galants mais d’une fragilité extrême. Elle pleurait souvent devant moi. Ce n’était pas de la comédie, c’était sans doute le seul moment où elle pouvait se lâcher un peu. Elle vidait son sac, totalement. Son maquillage, si parfait en arrivant dans ma salle, en prenait un coup sérieux durant l’entretien. Elle se mirait dans sa glace de poche avant de partir pour ne laisser aucune trace de sa faiblesse. Elle menait inlassablement son combat de vie, cherchait à s’enrichir au plus vite afin de retourner dans sa région d’origine pour oublier la galère dans un autre projet plus noble.
Son enfant de huit ans plutôt taciturne et sombre, en totale retenue, comprenait tout.
Il avalait sa condition de grand gâté, bien soigné, pomponné, tiré à quatre épingles, la huppe à la Tintin parfaitement imitée, il ne pipait mot mais se montrait impitoyable avec sa maman, bien décidé à la faire souffrir de ses péchés qu’elle croyait secrets.. Les deux semblaient parfaitement conscients de ce jeu redoutable du « je ne sais rien mais j’ai tout compris » qui faisait des ravages dans leur relation. Je n’étais pas psychothérapeute d’attribution mais contraint de jouer ce rôle utile dans ces cas de figure extrêmes.

A ce niveau, en changeant d’endroit, je découvrais Charybde après Scylla…

Je me suis beaucoup « enrichi » avec toute cette misère, d’une grande tristesse pourtant.

La principale leçon que j’ai pu tirer de ces expériences c’est de me taire longtemps avant de parler. Je veux dire, de bien promener ma langue plus de sept fois dans ma bouche avant de l’ouvrir. Une grande leçon de modestie venue des choses douloureuses de la vie.
Quand je lis des commentaires à l’emporte-pièce dans Facebook et ailleurs dans les gazettes, facilement balancés comme si tout était évidence, je me dis que certains ont encore beaucoup de chemin à parcourir avant de trouver la mesure et la quiétude.

Sans être confronté à la réalité, sans mise à l’épreuve, tout est facile et tout se résout en quelques paroles.
C’est triste de constater que des certitudes qui n’en sont pas, fusent si facilement…

C’est ainsi que l’on s’enlise dans le fallacieux et l’illusion… grand dommage, hélas !

Toute l’ambiguïté de ce monde résumée dans la douleur de la banane 😉

2 Comments

  1. Tout est dit, sans pathos et sans jugements, avec ce qu’il faut de recul pour pouvoir sourire malgré tout…
    Très belle page de vie, Simonu.

    1. Une situation hautement névrotique : On nous disait d’en haut qu’il était possible de faire quelque chose, c’était donc possible dans l’esprit de beaucoup de Don Quichotte dont je n’étais pas. J’en avais l’apparence puisqu’on devait se taire, mais pas l’âme.
      On nous demandait de pédaler dans la choucroute et ne rien dire… un jour ça se dit.
      Nous étions les oreilles et les yeux en sachant qu’il fallait panser une jambe de bois.
      En recevant toutes les angoisses ambiantes, soit on plongeait avec les autres, soit on devenait acier trempé.
      C’est ainsi que j’ai appris les choses de la vie. 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *