Il va se planter…

Voilà le genre de sujet qui ne va intéresser personne, ou très peu de lecteurs, et que j’écris quand même.
Comme tout autre thème, il fait partie des choses de la vie et ne doit pas être négligé.

Lorsque j’étais responsable des rééducations d’enfants en grande difficulté scolaire, il m’arrivait de faire des observations dans la classe. C’était le moyen d’étudier le comportement d’un enfant dans son groupe habituel.

J’avais remarqué que nombre d’élèves galéraient face à l’expression écrite. C’était la grande mode du « texte libre ». L’expression « texte libre » était un piège. Un piège tendu par le mot « libre ». L’enseignant s’imaginait que liberté de sujet était liberté réelle d’écriture puisqu’elle n’enfermait pas l’enfant dans un thème imposé.
En procédant de la sorte, on enferme dans le mutisme calami, ceux qui n’ont rien à déclarer. Un choix trop vaste et pourtant complètement restreint car rien n’est à dire lorsqu’on n’a rien à dire de particulier.
Souvent, devant la page blanche, l’enseignant finissait par proposer une idée, tuant du même coup la « liberté » supposée de son idée initiale.
On nageait dans le paradoxe sans le savoir.

Cela m’avait interpellé et je me questionnais : Comment aurais-je fait à leur place ?

Il me vint une idée.
J’avais des contacts assez faciles avec des maîtresses qui me proposaient certains élèves en difficulté. Je partageais mes observations en situation de laboratoire lors des rééducations individuelles. Des observations plus faciles à dégager en situation duelle qu’en groupe classe.

Fort de leur confiance, je leur avais proposé une nouvelle approche pour enclencher et faciliter l’expression écrite.

La première séance, celle qui allait déclencher l’écrit, était la plus importante comme une voiture que l’on démarre, ensuite, il suffit de conduire et aller où l’on veut.
J’avais dessiné un hibou – rien d’étonnant, c’est à ce moment que je suis devenu l’ami des rapaces nocturnes – sur une branche d’arbre et juste un peu plus loin sur une autre branche, une chenille tremblante. Le petit duc semblait lorgner vers elle.
Très inquiète au bout d’un fil, la chenille s’adressait aux enfants en disant « Tu crois qu’il m’a vue ? »
C’était un dessin vide de couleurs chacun devait créer son univers coloré à sa guise.
L’idée me semblait féconde, il fallait la soumettre à la réalité d’une classe pour juger de son efficacité.

J’avais demandé à une maîtresse de CE1 qui collaborait facilement, si elle voulait bien expérimenter mon approche. Je m’occuperai de tout, de corriger, de prolonger, de relancer sans cesse la mécanique si cela fonctionnait.
Ne pas donner un travail supplémentaire à l’enseignant était essentiel.
J’avais nommé cette procédure qui consistait à donner un coup de démarreur supposé déclencher automatiquement l’envie d’écrire : « L’effet déclenchant ».

Cela a fonctionné du premier coup.
Avant l’entrée en classe, j’avais posé sur chaque table le dessin décrit plus haut.
Surpris, ce n’était pas habituel, les élèves observèrent l’image un instant et la maîtresse leur dit : « Avant de colorier à votre guise répondez à la chenille, elle s’appelle Chatouilleuse ! »
Je l’avais habillée de fines soies clairsemées, à cet effet.

Tous les enfants ont donné leur avis sur les lignes tracées au bas de la page. L’enseignante, placée en position d’observatrice – je ne lui avais rien dit – pouvait scruter tranquillement ses élèves. Détachée de toute implication, puisque je m’occupais de tout, elle portait un autre regard sur sa classe.

Tous les enfants avaient répondu. Rien d’étonnant, il n’y avait aucun effort à faire, juste donner son avis et laisser vivre ses émotions. Je devinais les inquiets, les optimistes, les méfiants, les peureux…
« Cache-toi, il t’a vue ! » « Ne t’inquiète pas, il ne te fera rien ! » « S’il te touche, je vais m’en occuper ! » Chacun s’était exprimé à sa guise, par une phrase ou tout un paragraphe et toujours avec émotion…

Le coup d’envoi était donné sur une simple émotion, plus qu’une phrase, à moi d’enclencher l’envie d’écrire en les surprenant à chaque fois avec une nouvelle image. Toute une aventure s’est engagée et au fur et à mesure, l’écriture s’étoffait, s’organisait sans difficulté, l’envie d’écrire était lancée par l’immersion dans une histoire qui se construisait sur les réactions des enfants.
Il ne restait plus qu’à structurer les phrases, soigner l’orthographe et améliorer la clarté des propos. Explorer toutes les formes d’écriture, du style épistolaire au dialogue en passant par toutes les formes de l’écrit.

Des personnages nouveaux sont apparus, Scriby le poussin gaffeur, Molmou le ver de terre souffre-douleur, Bec tordu l’oiseau turbulant, toute la famille de Lulu le hibou… avec le timide Lulot, la délurée Lulette, Lule la mère, à la fois protectrice et inquiète. Le fil de l’histoire se déroulait en produisant, à chaque fois, une synthèse des humeurs relevées dans les réponses. De la sorte chaque enfant construisait son histoire, aucune n’était identique à une autre.

Ce fut un travail colossal pour moi en plus de ma tâche habituelle. La maîtresse engrangeait des idées pour sa propre gouverne, trouvait la démarche originale et efficace, au bout de quelques mois, je n’avais plus qu’à m’effacer pour qu’elle prenne le relais. Je me suis présenté aux enfants à ce moment car ils souhaitaient connaître qui était derrière cette manœuvre.

Je n’avais aucune permission officielle de proposer cela, c’est la raison pour laquelle de nombreux enseignants de CE1 refusèrent la collaboration car ils pensaient avoir un surcroît de travail et craignaient d’être dérangés dans leur ronron quotidien. Ils n’imaginaient pas, après la titularisation dans leur fonction, que l’enseignement est un mouvement en perpétuelle évolution, une création, un voyage avec le groupe classe qui ne se reconduit pas indéfiniment de manière identique au fil des ans.
En aucune manière, je n’étais intrusif, je me contentais de fournir les dessins et les observations au niveau individuel comme du groupe, à aucun moment, je n’intervenais dans la classe. J’apprenais en même temps que la maîtresse.

Toutes celles qui avaient refusé de collaborer avaient déclaré en aparté :
– Il va se planter ! Et certaines, espéraient un beau plantage 🙂
Elle essayaient même d’effrayer celle qui avait choisi de tenter l’expérience, en ironisant.

La démarche permettait d’aborder toutes les matières de la langue française, lecture faite aux autres, grammaire, vocabulaire, conjugaison, orthographe jusqu’à la construction et la mise en forme de son expression écrite.

Malgré cette remarque négative de plantage, elles restaient observatrices et curieuses de savoir comment cela se passait.
– Alors ? Ça boume ? Demandaient-elles à leur collègue, dubitatrices.

Certaines, ont souhaité faire partie de l’expérience qui a duré toute une année, le temps d’apprendre la liberté d’écrire.

Moralité : Lasser faire, laisser dire et laisser venir.

Lorsque je fus bombardé dans une classe, à mon retour en Corse, sans me prévenir de ce choix, je me suis souvenu de cette histoire…
Je suis parti à la découverte de la vie dans une salle de classe, nous avons voyagé à notre guise, en construisant notre histoire sans entrer dans un moule à gâteau.
J’ai relancé l’aventure de Chatouilleuse qui prit une toute autre tournure.
Ce fut une très belle expérience, une belle histoire, nous étions au cœur de la vie.

L’école c’est la vie et non la vie l’école.

Des images pour rêver.

9 Comments

  1. Superbes images pour illustrer le texte. Avec vous c’était l’école sur mesure pour chaque enfant ou presque. Sur qu’il n’y avait pas de ronron confortable !

    1. Oui, c’est exactement ça.
      Lorsque je suis arrivé dans une classe, j’avais les yeux du rééducateur et voyais toutes les carences des enfants, je pratiquais du « sur mesure » pour que chacun tire le meilleur de son potentiel.
      Il n’est pas possible de vivre la classe comme une rééducation mais je voyais ce que les autres ne voyaient pas, je dormais peu, à 5 h du matin, je cherchais toujours des solutions pour un tel ou un tel dont j’avais connu les grands-parents, à 7 h j’étais dans la classe pour tout préparer et perdre le moins de temps possible, bref une folie.
      Je m’étais pris pour le Christ et ce dernier s’était endormi me laissant à mes chimères.
      J’ai failli voler en éclats.
      Vous ne croyiez pas si bien dire, j’imagine. 🙂
      Je me suis bien repris, nous nous sommes bien amusés, certains me disent encore qu’ils aimeraient retourner en classe avec moi, pitié !
      En disant « Pitié », il me revient une anecdote, ce sera pour très bientôt. Mes neurones sont fous, ils retrouvent tout à la moindre alerte 😉

  2. Tu as bien fait d’écrire cela.
    Au moins sommes nous deux avec Almanito à nous y être intéressés à l’heure où j’écris.
    Et c’est « hénaurme » car nous sommes, lui et moi, gens de qualité. Ceci dit sans aucune modestie.
    Pardon pour cette extravagance douteuse.
    Plus raisonnablement : Avec des amis avec lesquels nous animions des groupes d’adultes francophones grands débutants en français, nous avions trouvé un « starter » assez proche. Nous visions à dépasser les hésitations, lancer les premières lignes puis y raccrocher nos apports selon les besoins individuels révélés à l’occasion.
    Nous utilisions des lots de cartes postales du lieu où ces stagiaires résidaient, travaillaient.
    Ces cartes étaient destinées à leurs proches, au pays.
    Si je me souviens bien cela fonctionna assez bien, les écrits des uns ouvrant peu à peu des possibilités aux autres, la description de lieux et faits amorçant très progressivement le passage à l’expression d’idées plus abstraites et à l’écriture de lettres.
    Nous avons aussi beaucoup appris. Mais ça tu t’en doutes bien.
    Bien à toi.

    1. L’idée de la carte était une bonne idée, ce n’était pas artificiel et cela devait fonctionner.
      Je sais qui tu es et quelles sont tes idées, humanistes 🙂
      Almanito qui n’a pas hésité à marcher sur ces lignes et suit ce blog avec intérêt comme toi, est une femme 😉
      A bientôt, pour certaines infos, dans un autre lieu.

    1. J’étais un peu hors la loi mais j’avais affaire à des supérieurs intelligents, des inspectrices le plus souvent.
      Elles avaient compris qui j’étais et quelle était ma ligne.
      Vous me donnez une idée, écrire un texte sur ces femmes qui me donnaient carte blanche de manière tacite.
      Figurez-vous que je n’ai toujours pas quitté l’école dans mon esprit.
      Après une scolarité primaire désastreuse, je me suis relevé pour finir au stade que vous connaissez 🙂
      Bonne soirée Gyslaine.

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