Désormais, je sais pourquoi…

Il n’a rien redouté. Il était insouciant.
Il semblait indifférent au pire et se roulait dans les excès en tous genres.
Je me demandais s’il savait que la mort survient un jour, par surprise et même en prévenant.
Pourtant, il en a soulevé des cercueils. Il transportait la mort sur son épaule gauche à toutes les funérailles du village. Il faisait équipe avec quelques autres, pour rien au monde, il n’aurait manqué le dernier voyage d’un villageois.
Il prenait très au sérieux son rôle d’argentier lors de la procession du vendredi saint vêtu de l’aube blanche et de son scapulaire rouge. C’était lui qui récoltait les offrandes en monnaie sonnante et trébuchante ou en billets plus silencieux dans son sac à soufflet. C’étaient sans doute ses moments les plus graves, il évacuait la pression en passant aux joies de la vie. Il n’y avait pas plus informé que lui au sujet de la grande faucheuse, il lui tirait la langue quotidiennement sans jamais en parler.

Le matin très tôt, il accrochait la chaînette de la petite glace à un clou situé dans un endroit lumineux de la pièce qui nous servait de salle à manger, de cuisine et de salle de bain autour de l’unique robinet en laiton. Un miroir un peu fatigué, au tain rongé par endroits, et au dos métallique rouillé qui pourtant devait assurer sa longévité
C’était son coin pour se raser avec le coupe-chou (rasoir couteau) qu’il affutait en le passant, allant et retournant sur la moelle très sèche d’un gros bout de férule. Plus tard, il adoptera comme tout le monde, le rasoir râteau dont on ouvrait le toit en dévissant le manche pour insérer une lame Gilette toute neuve.
Même pour aller au jardin, il se rasait et se coiffait, je n’ai pas souvenir de l’avoir vu avec la barbe de quatre ou cinq jours, de trois jours, peut-être.

Il s’échinait dans le jardin des autres en défrichant à « a rustaghja », serpe munie d’un manche pour s’attaquer aux ronces et labourant à la bêche…

L’été, il partait à la fraîche avec Roland son âne, qui pomponné, orné de clochettes, tractait son tombereau pour nettoyer les rues du village. Les touristes matinaux le connaissaient et le suivaient jusqu’à la décharge à la sortie du village. C’était son côté clown, amuseur public toujours de bonne humeur. Il épatait son monde en parlant à son bourricot qui obéissait à ses directives. Hue et dia, étaient des claquements de langue, différents pour la gauche et la droite. A l’arrêt buffet devant le bar chez Vescu, c’était vibrations de lèvres brrrr, comme s’il imitait un freinage. Nos deux compagnons s’entendaient comme larrons en foire. Lui avait toujours une ou plusieurs friandises dans la poche de sa veste bleu de Chine, carotte ou pomme, pour faire patienter son copain garé devant le bistrot et terminait presque toujours sa tournée matinale, hilare, accoudé au comptoir en compagnie de touristes généreux qui lui payaient un coup à boire.

Pas question de faire le clown, cette carte postale (recadrée) devait faire le tour du monde…

Les excès en tous genres étaient quotidiens. Il se croyait inusable, hors de portée des accidents de la vie. Il fumait énormément. Son addiction était si forte qu’il se levait vers deux heures du matin pour tirer quelques bouffées en admirant les étoiles par la fenêtre de sa chambre ouverte sur les cieux. Jamais, il n’allumait la lumière pour mieux profiter des astres lointains.
J’ignore s’il voyageait comme moi dans les galaxies perdues dans l’Univers.

Il m’accompagnait dans les grands moments de ma chaotique vie scolaire et rêvait secrètement d’une revanche sur la vie. J’ai pris l’habitude de dire qu’il avait obtenu son bac à la maternelle, ce fut son niveau le plus élevé. Il n’a pas connu le primaire préférant garder les chèvres plutôt que galérer pour apprendre à lire. Ce n’était pas son truc, l’école buissonnière lui enseignait la vie.

Son plus beau coup, il le tenta et le réussit le jour de la remise des prix lorsque j’étais en terminale au Lycée de Sartène. Pour la première fois, il réserva un taxi pour nous deux alors que d’ordinaire on se rassemblait à plusieurs pour atténuer la dépense. Nous sommes arrivés en retard, le tour de ma classe était déjà passé. Me voyant, un professeur me fit monter sur la scène pour qu’on me remette mes prix. En revenant au village, il demanda au taxi de nous laisser juste à l’entrée. Il me fit traverser la rue principale avec mes livres enrubannés et s’adressant aux gens sur le passage : « A vistu ! » (Tu as vu !) Il était fier comme un préfet en visite dans une contrée.
Ce fut son jour de gloire, son dernier coup d’éclat avec moi, c’est à ce moment que je pris mon envol.

J’ai fortement pensé à lui le jour où je signais un contrat de vingt ans de collaboration avec les éditions Fernand Nathan (création de jeux pédagogiques). C’était en 1983, trois ans après son départ pour l’au-delà.

On le connaissait sous le sobriquet Siki,
De nombreuses personnes pensaient que c’était son prénom.
Il s’appelait François, c’était mon père.

Un homme joyeux qui ne savait que sourire, de bonne compagnie, de bonne composition, un amoureux de la bonne humeur…

J’ai dépassé de deux ans l’âge qu’il avait lorsqu’il est parti, les cloches sonnent dans ma tête pour faire tinter la notion de temps… quarante années déjà.
Que ça file vite !

Je crois que j’étais à bonne école, entouré d’analphabètes qui pensaient qu’à Saint Cyr on cirait les pompes des autres.
Son âne était plus décoré que lui, chargé de pompons sur le chanfrein et de clochettes pendues au cou… Son mot favori qui le faisait beaucoup rire chaque fois qu’il tombait sur un bougre irascible : « Il est tortu (tordu) comme une banane, on ne peut le redresser, on risque de le casser ! »

Il était fier de moi, se pinçait pour savoir si c’était vrai, il me souriait et son sourire était plein de satisfaction, j’étais sa revanche sur la vie.
Je le devinais… papa ne disait rien.

Désormais, je sais pourquoi j’aime la vie.
Je suis né dans un champ d’herbes folles, j’ai grandi au milieu des broussailles, pendant que d’autres se plaignent de cette condition, je me suis pris pour un coquelicot… et je 🙂 à la vie.

Je me suis pris pour un coquelicot… à cœur ouvert.
Mon univers est dans les champs.

2 Comments

  1. Un hommage touchant par sa simplicité t sa tendresse, j’avais déjà lu cette superbe page qui m’avait beaucoup émue et apprécié les photos qui l’illustrent.

    1. Il y a de nombreux textes reversés en mauvais état dans le nouveau blog, celui-ci en faisait partie.
      Je ne le signale plus, il en reste des centaines, souvent les images ont disparu.
      J’en profite pour les améliorer, parfois effectuer une transformation comme ici avec le coquelicot.
      Les images ont été changées, sauf peut-être la carte postale qui revient chaque fois que j’évoque mon père…
      Merci, Bonne journée.

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