Un demi-siècle déjà entre cette nuit de novembre à courir les frissons du côté du cimetière après minuit et ce matin presque sans émotion.
Cette nuit à jouer seul avec la lune et les nuages qui filaient.
A écouter les morts, tout près de la grille qui les sépare du monde des vivants.
Ces âmes qui parlaient pour me faire peur. Tout devenait parole de l’au-delà. La feuille sèche qui frottait l’asphalte poussée par un souffle soudain, le cyprès qui fouettait l’air de sa cime, les branches qui craquaient… étaient paroles d’outre-tombe.
Je m’inventais l’épouvante et l’épouvante me poursuivait. Le froid que le vent portait jusque sous mes vêtements ouverts exprès pour lui offrir le passage sur mon corps, produisait la chair de poule sur les bras et horripilait les cheveux en les dressant vers la lune.
Toutes les stimulations étaient en action, concomitantes, assaillantes et mordantes.
Je provoquais le frisson, j’appelais l’émotion. La peur était là, elle rôdait.
Autour de moi, des agressions inventées, fortement suggérées, souhaitées, surgissaient, devenaient vraies, exacerbaient toutes mes sensations.
Je cultivais les contrastes de la vie, bravant l’horreur extrême, seul devant le cimetière après minuit… Je filais comme un fou, battant tous mes records de sprint, pour me refugier au fond de mon lit. J’imaginais la lune qui me souriait après avoir encouragé Eole à m’inventer les bruits de l’effroi…
Je faisais un bond inouï entre la douleur et la douceur, entre l’enfer et le paradis.
Ma vie toute en équilibre permanent entre le réel et l’imaginaire.
Un chassé-croisé entre sérénité supposée et tourmente secrète. Une vie menée, voulue ainsi, simple et raisonnable offerte aux autres, complexe, parfois compliquée dans mon for intérieur, le vécu pour moi et l’image pour les autres.
Garder mon secret, préserver ma part d’ombre.
Je vagabondais dans les sensations fortes sans rien laisser transparaitre à qui me connaissait.
Ce matin, je sortais tôt pour aller au jardin. Le brouillard s’amusait. Il filait comme une fumée sans odeur de brûlé, poussée par le vent.
Au jeu de l’évanescence, la montagne et les nuages épais formaient une bouche. Des lèvres qui s’entrouvraient, grimaçaient pour laisser passer un sourire ou un rictus, peut-être une douleur. Les rayons du soleil en profitaient pour tracer leurs droites lumineuses jusqu’au fond de la vallée. J’y voyais encore des signes, je rêvais sans y croire vraiment.
J’imagine, parce que ça me plait, ça m’amuse… j’adore jouer encore et que c’est triste de constater qu’on ne joue plus avec vous.
Quelle tristesse lorsqu’on escalade les degrés pour vivre intensément, pour crier qu’on est encore vivant, pour signifier que tout vibre encore en vous et qu’on n’arrache pas le moindre frémissement. Le vide est là sous forme de rais qui clignotent, s’allument et s’éteignent au gré de cette bouche qui mâchouille la lumière. On ne sait plus s’il faut attraper ses idées et les envoyer balader derrière les nuages pour qu’ils se refassent une santé ou qu’ils se perdent dans l’illusion de l’après.
Se leurrer encore, se perdre dans l’idée de Dieu qui n’en finit plus de jouer à cache-cache. Est-ce bien de sa faute s’il n’existe pas ? Tout cela m’est bien égal, j’ai compris que le peu de vie qui reste à vivre représente une éternité pour qui veut l’user jusqu’à plus rien.
C’est trop tard pour s’économiser, il est temps de vivre de toutes ses forces et crier tout le plaisir capable de naître encore dans nos entrailles.
Être le saltimbanque de la vie, l’histrion qui joue au fou mais qui sait très bien ce qu’il fait. Je joute avec les mots, je joute avec les plaisirs donc je suis et je suis la vie, je veux dire je file avec la vie.
Pourquoi faut-il que le ciel s’alourdisse ou menace pour dire que le monde existe ? Je n’aime pas le Pourquoi majuscule et métaphysique qui conduit à l’énigme insurmontable de l’idée de Dieu. Mais j’adore ce pourquoi minuscule, léger, presque naïf qui vous fait vivre encore un peu.
Pourquoi j’existe ? Parce que ça me plait et que j’en veux encore un peu… encore un peu.
Notre cher Montaigne déclarait un jour :
« Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive ! » Où est-il, ce dernier ? Il est là. Regarde, il nous attend. »
C’était un matin tranquille et pourtant plein d’émotions…
C’est un formidable hymne à la vie qui tourne autour de ce cimetière et des sueurs froides qu’ils vous inspirait naguère (et que vous provoquiez 🙂 )
Cela peut paraître paradoxal mais je comprends. Que pouvons-nous apposer à l’horreur qu’est la mort sinon une inaltérable et folle envie de vivre?
La première photo colle au texte, très belle en plus.
Vous avez raison, la première photo m’a inspiré le texte, les autres, je les ai ajoutées pour l’habiller.
C’est une habitude, dès que le texte me semble nu, il me faut un élan imagé envers le lecteur 🙂
» C’est trop tard pour s’économiser, il est temps de vivre de toutes ses forces et crier tout le plaisir capable de naître encore dans nos entrailles. »