Le plaisir est dans Le dos du poulet.

Que voulez vous, je passe mon temps entre présent et passé !
Ce passé fondateur du présent.

Grand-père ne voyait plus très bien. Il avait sa place attitrée autour de la table, signait le pain avant de le couper pour en distribuer une tranche à chacun.
Certains dimanches de cocagne, c’était poulet.
Une géline que grand-mère élevait dans son poulailler et faisait griller à la braise de la cheminée, les jours fastes.
Au moment de la volaille rôtie, c’était un rituel, tout le monde savait la préférence de grand-père. Il attendait et encourageait chaque convive à se servir de blanc, de cuisse, il se contentait des rebuts.

Les ailes, lorsqu’il en restait, le cou et le dos du poulet, qu’il appelait « la carcasse » avec la charpente osseuse, constituaient ses morceaux préférés.
Je le regardais s’attaquer à la peau dorsale croustillante à souhaits, puis au croupion qu’il suçait et aspirait comme le ferait un amateur d’ortolans chauds, sans la serviette posée sur la tête.
Cela m’évoquait le même plaisir épicurien, gourmand, affiché par les amateurs de bruant.
Il se léchait les babines pour ne pas perdre le moindre bout de gras sur le bord des lèvres.
Le sot-l’y-laisse, au nom méconnu à l’époque, grand-père le retirait délicatement, pinçait un peu de poivre noir dans le petit tiroir du moulin pour le semer ça et là, laissait choir quelques grains de sel mi-gros puis fermait les yeux. Comme le curé au beau milieu de l’office, il semblait montrer sa pastille à l’assemblée et la croquait, la mâchant longuement pour savourer ce que l’ignorant néglige.
Dans la foulée, il rognait, croquait le cartilage, détachait le moindre lambeau de chair resté accroché aux os, par ci, par là.
Il se repourléchait les babines appréciant le thym et le romarin également cuits, restés collés aux lèvres.
Si d’aventure, le jour où nous étions plus nombreux, un deuxième dos traînait dans le plat de service, il interrogeait pour le savoir, puisqu’il ne voyait rien, et le voilà qui raclait derechef, suçant bruyamment tout ce qui pouvait être aspiré, encore présent sur les os.

En le regardant, je découvrais le plaisir des bas morceaux et m’imaginais faire comme lui. J’anticipais mon plaisir de sucer et de croquer tout ce que les autres évitent de manger.
Il agissait de la même manière avec les truites frites, il croquait la tête, la queue et la peau craquante, finissant par sucer le peigne formé par les arêtes principales. Les autres se régalaient de chair fine.

J’étais fasciné par sa gourmandise, je pensais qu’il devait y avoir un secret caché, ignoré de tous.
Personne ne pouvait s’imaginer que j’étais attentif à ce gourmet, pourtant gourmand avide et goulu, qui se devine généralement à l’état de sa serviette.
Il agissait ainsi chaque dimanche après avoir bûcheronné toute la semaine en forêt.
J’avais l’impression qu’il faisait le plein d’épicurisme, sublimant le carpe diem avant de repartir loin de son foyer, la semaine suivante.

Sans le savoir, grand-père affichait son plaisir rabelaisien sans être gargantuesque puisqu’il se contentait de peu de chair, finalement.

J’adore m’attaquer au dos du poulet, c’est mon morceau préféré, mais je n’ai jamais réussi à m’accommoder de la tête de la truite…
Ce n’est pas un goût inné, une pratique acquise à force d’observer mon aïeul qui dévorait la vie, les jours où nous étions tous réunis à table.
C’était, pour lui, jour de liberté, loin de l’entreprise qui maintenait le bucheron hors de son foyer. Il partait le lundi et rentrait le vendredi en fin d’après-midi.
Un camion de ramassage venait de Propriano en début de semaine, récoltait au passage les ouvriers sur le bord de la route, chacun à un endroit déterminé et effectuait l’opération inverse chaque vendredi après midi.

Je me suis formé à cette école., sur le plan culinaire bien entendu !
J’ai gardé ce goût du passé toujours accolé au présent…
Sans racines que la vie me semble fade !

Cette vision a ressurgi dans ma mémoire en savourant le dos d’un chapon le jour de Noël. Un bonheur un peu plus festif.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *