- Mais tu sais que ça va pas ! Sais-tu ?
- Oui, je sais mais toi tu sais pas si ça va pas !
- Ah mais ! Grosse fessée si tu sais pas ! Ah !
Christophe lisait un petit texte et en faisait systématiquement un dialogue en y mettant tout son cœur. Il avait huit ans et se débattait encore avec la lecture courante.
Sa maîtresse avait convaincu ses parents qu’il fallait passer à la lecture expressive. Tout ce monde s’était ligué pour souffler à l’enfant qu’il était temps de passer à l’étape supérieure.
Le pauvre écolier, rempli de bonne volonté, faisait son possible pour plaire à tous. Il s’évertuait à mettre le ton qu’on lui réclamait à grands renforts de persuasion. Il « lisait » mais ce qu’il disait ne correspondait nullement au texte qu’il avait sous les yeux. A ce moment précis, il racontait n’importe quoi pourvu qu’il y ait le ton, l’illusion expressive.
Lorsqu’il me fut adressé pour que je cherche à comprendre où était son problème, ce fut très facile à détecter. Il y mettait toute son âme pour déclamer un texte inventé sur le champ. Il était tendu vers le désir des autres et théâtralisait son expression croyant faire plaisir à tous. Il entendait les autres enfants lire avec la manière, et pensait, dans son élan, s’exprimer comme il se doit en se déconnectant de la réalité.
Christophe avait dû sauter des étapes pour se mettre au faux diapason. Il ne maîtrisait pas encore la lecture courante et n’était donc pas suffisamment prêt pour l’étape suivante. On était allé, avec lui, plus vite que la musique. En enfant docile, il s’était adapté à la demande. Finalement, on venait de créer un problème qui n’existait pas.
Comment faire avec l’enfant ?
Était-il capable de comprendre que tout le monde s’était trompé sur son compte ?
Quelle direction devais-je prendre avec lui ?
Fallait-il qu’il comprenne que les adultes s’étaient fourvoyés sur son état ?
Pourquoi lui compliquer encore l’existence avec des explications qui sans doute l’inquièteraient davantage ?
Ce ne fut pas bien long. Je ne l’ai point contrarié avec des explications qui l’auraient plombé un peu plus. Sans faire allusion à ses difficultés qui n’en étaient pas puisqu’on les avait inventées, je lui ai soumis une série de cinq images à remettre dans l’ordre pour raconter une histoire, ce qu’il fit sans grande difficulté. J’avais l’équivalent en étiquettes dont les textes décrivaient les différentes situations. Dans un premier temps, il raconta l’histoire à sa manière, je complétais son récit en reprenant mot pour mot le texte correspondant à l’image visitée. Je connaissais l’histoire par cœur à la syllabe près. Il ne le savait pas, je faisais une sorte de suggestion, une imprégnation de texte sans qu’il s’en rende compte. Lorsqu’il s’est agi de lire les étiquettes, il a reproduit son système habituel mais en répétant ce que j’avais insinué dans son esprit. Il ne lisait pas, il répétait.
Ce disant, il parcourait le texte en repérant des mots au passage.
Des pans de phrase puis des phrases, tout étonné de faire coïncider récitation et lecture. Ce qu’il ne faisait jamais habituellement.
La prise de conscience fut progressive.
Lorsque nous reprîmes les textes pour vérifier en tempérant son expression, il lisait et disait convenablement.
Nous sommes repartis sereinement en lisant et en y mettant le ton, sans se presser et sans faire plaisir à personne.
Nous avons poursuivi ainsi quelques séances. Je n’ai rien fait d’autre que l’écouter lire. Je ne lui ai rien appris. Il avait besoin de trouver confiance, distance, sérénité. Je n’ai jamais insisté sur son « problème », surtout pas, il n’était pas en mesure de surmonter les complications des adultes qui croyaient avoir tout cerné.
En somme, je cherchais à effacer de sa mémoire son attitude docile à faire plaisir aux autres, quitte à dire n’importe quoi, pourvu que le musique soit bonne à entendre…
J’ai conseillé à son entourage et sa maîtresse de le laisser « venir » sans le bousculer et sans exiger une lecture expressive qui surviendra lorsqu’il sera prêt.
Prêt, il l’était, à condition qu’on n’exerce aucune pression sur lui. Il était temps de mettre les projecteurs en éclairage modéré et de l’oublier un peu.
Les choses les plus élémentaires, souvent, nous passent par-dessus la tête alors qu’elles sont juste sous le nez. Il suffirait de les humer sans précipitation pour en apprécier les parfums qui se préparent en secret.
Cette simplicité, hélas, n’est pas donnée à tout le monde.
L’enfant qui savait lire à son rythme disait à haute voix un autre texte que celui qu’il avait sous les yeux et cela constituait un mystère dans la classe.
De la maîtresse aux élèves, tout le monde s’étonnait de cette extravagance.
En cherchant dans la bonne direction, il était clair que son problème n’était pas la lecture mais la pression que l’on exerçait sur lui pour qu’il y mette le ton.
Il n’était pas prêt pour cela, alors il se faisait théâtral et plongeait progressivement dans la névrose.
Heureusement, il n’eut pas le temps de s’y installer.
Les bons maîtres d’école d’autrefois qui ne s’embarrassaient pas de tout le fatras pseudo psychologique et d’idées préconçues crées par des énarques mais qui observaient les enfants avec simple bon sens et faisaient des merveilles avec les cancres…