U Pianu, Piano en français, un plateau situé au-dessus du village de Lévie, était passage obligé pour de nombreux visiteurs l’été et pour les amis l’hiver. Mario, le « maître » des lieux était très connu, son coin perdu parmi les chênes et les châtaigniers très couru, car on y festoyait sans modération.
Ilva y exerçait tout son savoir-faire culinaire.
Je me souviens d’un temps où j’avais écrit une petite chanson sur l’air de « Si tu vas à Rio » à la faveur d’un de mes passages fréquents, cela commençait ainsi :
Si tu montes au Piano,
N’oublie pas d’aller voir Mario…
Ilva aux fourneaux
Fait de bons gâteaux
Jamais tu n’oublieras,
Tu danseras la java…
Tu feras la nouba
Et même la bamboula…
Ilva était une femme de la campagne. C’est dans la maisonnette isolée du Pianu qu’elle était la plus heureuse du monde. On avait l’impression qu’elle évoluait dans un biotope idéal pour une femme amoureuse de la nature et des bonnes choses faites maison. Sa connaissance des plantes sauvages, acquise dans son enfance et sans cesse améliorée au fil de l’âge par sa communion avec l’environnement, faisait d’elle une cuisinière hors pair.
Elle étonnait toujours avec un goût inconnu, une saveur inhabituelle pour des convives venus de la ville et même du rural. Elle surprenait avec une simple salade verte du jardin agrémentée de quelques feuilles cueillies dans la prairie toute proche. On aurait dit que ses condiments venaient toujours d’un ailleurs qu’elle seule connaissait.
Elle était reine des bocaux. Câpres, anchois frais, champignons, sauces tomates diversement parfumées dormaient dans un endroit frais en attente d’un bon repas qui ne se faisait jamais trop attendre. Passants et invités défilaient souvent chez elle. On savait la table bonne et l’accueil amical.
J’avais une tendresse particulière pour cette femme infatigable. Levée tôt, couchée tard souvent, sans jamais se plaindre de ses journées harassantes. Je me demandais comment elle faisait pour passer des heures debout, à l’épluchage, au lavage, devant les fourneaux, au jardin ou dans la châtaigneraie à la recherche « d’una ghjadina » (une poule), sorte de clavaire qui pousse sous les châtaigniers. Un champignon qui ressemble parfois à une souche dont elle faisait des conserves à l’huile d’olive aromatisée à sa façon. Je me souviens d’un spécimen hors normes de dix-huit kilos – poids vérifié par des gendarmes en vadrouille dans le coin – réalisant vingt-cinq bocaux qu’elle distribuait à ses amis.
Il lui arrivait de couper « la poule » en tranches, farinait ces dernières, les faisait frire pour réaliser des sortes de chips salés pour l’apéritif. Un goût champignon très prononcé, surprenant et très agréable…
Cèpes, rosés des prés, violets et « arbitrosi » qui poussaient essentiellement sous les arbousiers (arbitru) étaient accommodés à toutes les sauces.
Un soir, je fus surpris par la présentation d’un chapeau de coulemelle. Elle avait ébouillanté le toit de la lépiote élevée pour lui ôter l’amertume avant de le sécher puis le passer successivement dans la farine, l’œuf battu, la chapelure, le poêler ensuite comme une escalope de veau. Ce fut une découverte que je ne manque plus de célébrer, la saison venue, un chapeau désormais agrémenté d’une bonne persillade.
Dès l’automne, Ilva préparait les mois à venir, fidèle aux méthodes ancestrales qu’elle perpétuait pour notre plus grand plaisir.
Après les sauces tomates aromatisées au basilic et conservées dans des bouteilles minutieusement stérilisées à la fin de l’été, elle commençait sa « campagne champignons » dès les premières apparitions. Sa connaissance était certaine. Rien ne lui échappait, la nature était son domaine, on la savait heureuse de communier avec elle.
Chaque champignon avait sa fonction, de la friture à la cuisson façon daube en passant par les conservations dans l’huile d’olive agrémentée d’herbes dont elle avait le secret. Ces conserves remplaçaient avantageusement cornichons et moutarde pour accompagner un pot au feu par exemple ou de la viande de brebis bouillie.
L’hiver était plus intime, les soirées au coin du feu nous ont laissé un souvenir impérissable.
Elle pratiquait la cuisine lente celle qui prend son temps pour livrer toutes ses saveurs. Son petit brasero qu’elle alimentait de braises prélevées dans la cheminée assurait un mijotage prolongé pour un fondant parfait des viandes en sauce.
Elle préparait merveilleusement les tripes mais mon plat préféré était « a corda » (la corde). C’était une sorte d’andouille confectionnée avec les viscères de la brebis. Accrochés à un croc de boucher, ils étaient lacérés en longues lames fines pendantes puis maintenus serrés par une lanière d’intestin qui ceignait tout l’assemblage. A corda était, ensuite, bouillie pendant plusieurs heures dans une bassine, au feu de bois dans un coin de la cabane attenante à la maison. Réduite de moitié à la cuisson, ses fortes odeurs atténuées, elle était assaisonnée façon daube dans une sauce tomate parfumée d’herbes locales, encore pendant une heure ou plus. Elle y ajoutait des pommes de terre, parfois des petits pois, quelques vingt minutes avant la fin de la cuisson pour le régal final. Qui trouvera encore cette patience pour réaliser ces tronçons d’andouille maison à la mode ragoût ?
On la devinait heureuse à la fin d’un repas. Silencieuse, avec son regard discret et serein, elle paraissait enfin satisfaite d’avoir ravi ses invités. Elle esquissait alors un léger sourire savourant son plaisir. Peu démonstrative pour la jubilation, elle ne cherchait jamais à s’attirer les honneurs.
Je me souviens de ses pâtisseries d’un fondant agréable en bouche. Elle était passée experte en génoises moelleuses, idéalement humidifiées, fourrées de crème à la menthe, nappées de chocolat glacé, décorées de mille et une couleurs joyeuses… Noël, Pâques, les anniversaires, chaque fête avait sa spécialité pâtissière… Nous capitulions tous, même après un copieux repas. Personne ne faisait l’impasse sur l’apothéose, elle y tenait beaucoup, c’était pour elle une sorte de bouquet final inévitable, toujours éblouissant.
Elle tenait un secret dont j’ignore l’origine : la confection du gâteau noir.
Une certaine complicité s’était installée entre nous, elle songeait à me délivrer quelques recettes afin qu’elles ne sombrent dans l’oubli.
C’était le cas pour son gâteau noir.
La réalisation de cette spécialité surprenante nécessitait plusieurs jours de préparation. C’était une sorte de compromis entre la pâte de fruit et le pain d’épice. Un mariage curieux tout en pâte marron très sombre qui lui valait le nom de gâteau noir. Un ensemble compact, pesant, ferme sous le couteau et bourré d’énergie potentielle. Avec une tranche d’une centaine de grammes vous pouviez partir tranquille pour une marche lointaine, vous aviez de la calorie et donc du carburant pour un bon bout de temps. Pour visualiser, imaginez un gâteau rectangulaire prenant toute la place d’un plateau de four, épais de cinq à six centimètres, sans aucun effet décoratif. Un goût très surprenant, incomparable avec d’autres et qui vous poussait à y revenir encore et encore.
Cela m’étonnerait que quelqu’un se mette à l’ouvrage tant sa confection est longue et laborieuse. Cela requiert temps et patience. Je crois qu’il ne doit pas rester grand monde qui s’aventure encore à cette tâche toute artisanale.
Pendant quelques jours, Ilva préparait des réductions de jus de fruits et notamment de raisin en grande quantité jusqu’à obtenir un aspect sirupeux. Elle procédait de la même manière avec du vin que son compagnon préparait pour l’année à chaque vendange. En mélangeant toutes ces réductions, elle obtenait un sirop épais qui allait lui servir à confectionner l’appareil (la pâte) avec un peu de farine mais pas trop. Elle incorporait ensuite des fruits secs, amandes, noisettes, noix, raisins secs noirs et blancs, oranges et citrons confits… du miel et même de la confiture. Cette préparation étalée sur du papier sulfurisé passait à four doux pour un long moment. Ilva jugeait la cuisson en insérant dans le gâteau la lame d’un couteau qui ressortant sèche, indiquait le temps de défourner. Cela peut paraître exagérément chargé en sucre mais je vous assure que s’était sacrément bon dans un parfait équilibre des glucides, du moins au goût.
Elle a dû s’en aller avec son gâteau noir pour régaler les anges.
Sa recette s’est éteinte avec elle, ici-bas. Elle n’a pas eu le temps de me la communiquer. C’est probablement une recette perdue, un dessert que l’on ne goûtera plus jamais par ici. Elle était la seule à pouvoir réaliser cette barre bourrée de vitamines très énergétique et gourmande.
C’était une pâtissière accomplie. Ses gâteaux d’anniversaire à base de génoise d’un moelleux incomparable, fourrée de crème dont elle gardait le secret et ses campaniles de Pâques étaient loin, très loin des étouffe-chrétiens habituels…
Il serait beaucoup trop long de citer toutes ses réalisations, nombreuses et variées, surprenantes de saveurs, aussi.
Cette évocation m’a conduit à refaire quelques pas avec elle. C’était une femme d’une douceur infinie et d’un calme à désarmer le plus belliqueux d’entre nous.
Là-haut, dans la maison froide du Pianu, il faisait toujours bon passer des moments paisibles au coin de son feu où, parfois, grillait à bonne distance de la braise, salcicettu ou figateddu de sa confection hivernale.
Des moments de vie simple, inoubliables qui décrochent un sourire en vous donnant l’air de rêver. Point un rêve, un agréable souvenir pour discrètement célébrer la vie qui passe.
Avec elle, nous étions déjà au paradis.
Ilva n’était pas qu’une femme fourneaux, une femme gâteaux, elle était une personne généreuse, affable, attentive, respectueuse sachant faire le tri dans ses relations sans jamais médire de ceux qu’elle n’appréciait pas. Une vie simple, authentique, des moments de vie qui font du bien car son plaisir de partager nous allait droit au cœur.
On aurait pu l’appeler « la discrète » tant elle s’effaçait malgré sa forte présence.
Elle a emporté avec elle tout un savoir-faire traditionnel dont je n’ai donné ici qu’un simple aperçu.
Voilà Ilva, vous savez combien je vous ai appréciée, c’est pourquoi, aujourd’hui, vous êtes encore là.
Vous étiez une personne profondément humaine et généreuse dont l’âme et l’image ne meurent jamais.
Aujourd’hui c’est la fête des mères, peut-être le savez-vous, je vous offre ces roses de mon jardin, vous aimiez tant passer chez moi, aussi.


Ce texte sur ma mère m a fait pleuré tant ce texte est juste sur les qualités et sur sa vie heureuse au pianu,les détails que vous évoqués sur son savoir à propos de ses grandes qualités culinaires ou autres sont exactes,et pour cela fau t il que vous l Ayer côtoyer et bien sûr observé.
Ma mère avait beaucoup d estime pour vous et pour Annie et me parlait beaucoup de vous .
En ce jour de la fêtes des mères merci de ne pas l avoir oubliés….
Bonne après midi
Hélène
Nous avons aider ma mère à réaliser ce gâteau noir il lui fallait quelques jours et j avoue que nous n avions pas sa patience les 3 filles elle a régalé tout le village une part pour chacun……
Tout ce que vous dites dans ce texte est ce qu elle était,tout, ses gâteaux,ces champignons,et cette patience ,elle savait tout faire et elle aimait vivre à levie ……….
Merci encore Simon …