C’était un début juillet 2018.
Les rendez-vous sur la place de l’église, dite « A Piazzona », sont épatants.
Un rassemblement de vieux du village qui sur le coup de dix-sept heures retrouvent leur jeunesse. Certains assouplissent leurs articulations et activent leur circulation en jouant à la pétanque pendant que d’autres assis sur les chaises laissées là pour leurs vieux os revisitent leurs jeunes années.
Certains soirs, si l’on cumule les ans qui sillonnent la grand-place, on frise le millénaire. Les rires et les sourires insouciants libèrent un bon flot de dopamine de sorte que chacun gagne son logis complètement requinqué en pensant à demain.
Cela fait des décennies que nous fréquentons ce lieu en revisitant la vie d’un disparu qui n’a jamais quitté l’endroit. L’évocation fait vivre et perpétue l’existence. Ici on ne meurt jamais. Il est là tout près, on le voit en chair et en os par la magie d’un mime ou d’un narrateur, des virtuoses nés.
Ce n’est même plus chacun son tour, nos récits se bousculent tant nous sommes pressés de raconter notre anecdote : « Ti n’invenni, ti n’invenni ! » (Tu t’en souviens !) Et ça repart pour un tour du côté de Ciniccia, de Carbini, de Tallano ou dans le secret d’une chaumière…
Ce soir, Jean Paul prenait le relais pour relater quelques souvenirs.
C’était un été de l’année 1955… Il se montre très précis sur la date du siècle dernier car cela a son importance pour situer l’anecdote inenvisageable de nos jours.
L’équipe de foot lévianaise jouait un match sur le stade d’Aullène. Ce n’était pas la porte à côté pour l’époque, les véhicules n’encombraient pas les rues.
C’est Tinu, homme multifonctions, mécanicien, plombier, maçon et préposé au service des eaux du village qui fut réquisitionné pour transporter l’équipe locale avec sa bétaillère. Le souvenir du match s’est estompé, en revanche le périple est resté bien gravé dans la mémoire de Jean Paul.
A la fin de la partie, les joueurs s’attardaient dans les bars alors que Tinu, inquiet, leur rappelait inlassablement qu’il n’avait pas de lumière, les phares de son auto étaient atteints de cécité. Il était urgent de reprendre la route pour effectuer les 27 km qui séparent les deux villages, avant le soir.
Un verre en commandait un autre, une frappe amicale dans le dos encourageait à boire le dernier, si bien que la nuit tomba sans crier gare. Devant l’évidence, les joueurs se cotisèrent pour acheter une lampe dans le magasin du coin. On installa Julien sur le marchepied pour assurer l’éclairage. Les véhicules circulant en sens inverse n’étaient pas légion et le sémaphore de service n’agita sa lampe qu’à une ou deux occasions pour signaler la présence de la bétaillère chargée de joyeux drilles.
Le reste du trajet se déroula au jugé, une fois le chauffeur habitué à l’obscurité.
Quelques années plus tard, l’aventure se perpétua avec la traction de Padoue. Toujours prêt à nous conduire dans l’Alta Rocca, parfois beaucoup plus loin jusqu’à Bonifacio, le véhicule plein à craquer. Il entassait jusqu’à douze joueurs. Célèbre pour sa lenteur légendaire de gastéropode motorisé, le voyage s’éternisait. Certains le stimulaient, l’invitant à accélérer pour rattraper la voiture rouge aperçue dans un virage. Padoue se lançait à la poursuite du bolide écarlate né de l’imagination facétieuse des joueurs impatients, pressés d’arriver au stade ou de rentrer plus vite chez eux. Les parcours étaient interminables, ponctués d’à-coups à grande vitesse, très brefs.
Atteint de narcolepsie légère, le chauffeur pouvait s’endormir à tout moment. Nous lui parlions sans cesse afin de le maintenir en éveil… Les allers comme les retours étaient risqués, certains restaient muets, dans la crainte d’une mauvaise rencontre.
Les jours de victoires, dès que Lévie était en vue, nous invitions Padoue à klaxonner et tout ce petit monde se libérait en entonnant l’hymne du village « Les enfants sans soucis semu di Livia et nous voici ! » suivis de « Et l’ASL oui, oui… Et l’ASL non non… ne périra pas ! On a gagné, on a gagné ! » Têtes et torses sortaient du véhicule, les maillots devenaient bannières, les villageois nous saluaient au passage, certains comme Laurent, fan inconditionnel de l’ASL (Association Sportive Lévianaise), venaient tambouriner sur la portière.
Lorsque la voix était fatiguée de crier, tout ce beau monde se retrouvait à la fontaine de Vichy pour prendre la douche afin de rentrer à la maison, propres et bien peignés.
Dans notre euphorie pré-vespérale, à l’ombre du clocher, hilares, nous gigotons comme des gamins en oubliant tous les petits soucis qui nous assaillent…
« U campanili à foli » est un peu notre clocher à palabres…
L’été promet d’être chargé en anecdotes. Nous venons tout juste d’entamer le stock, il s’annonce inépuisable si la providence nous prête vie.