Cet après-midi lugubre du seize novembre 2016 était veille d’une PTH.
Je m’imaginais cet acronyme terrifiant adressé par un individu énervé pas très catholique : « Demain, je vais te PTH ! » Entendez par là en phonétique pure, demain je vais te « péter à la hache ». Une fin de vie horrible comme je n’aurais jamais pu l’imaginer.
Heureusement, une PTH vous veut du bien. C’est tout le contraire, la Prothèse Totale de la Hanche vise à vous rendre la vie plus facile, à ne pas finir vos vieux jours dans un fauteuil roulant. J’étais donc parti pour une rentrée en clinique plutôt sereine avec l’espoir d’en tirer tous les bénéfices.
Après l’image peu rassurante produite par une imagination fertile, une autre, pas trop rassurante non plus mais moins massacrante, allait dériver d’un comportement…
Le parking était complet bien que nous y pénétrions en toute confiance puisque des places libres étaient annoncées. Très rapidement bloqués, à l’avant comme à l’arrière, nous fûmes déposés sur le champ avec nos bagages. La clinique n’était plus très loin.
Dans le hall presque désert, on nous fit signe de patienter dans l’immense salle d’attente. Une vaste salle dont les sièges étaient éparpillés par groupes de trois ou quatre, un peu partout contre les murs, avec la possibilité de créer une certaine intimité.
Nous étions, Annie et moi, assis côte à côte comme deux petits vieux, presque épaule contre épaule. Normal, quarante-six ans de vie commune laissent des traces profondes. Une sorte de repli protecteur vers l’autre, quasiment spontané.
Pour faire un, il faut rapprocher les deux moitiés.
Nous étions touchés par une sorte de régression, presque infantilisés par la situation. On n’entre pas en clinique pour assister à un concert, des idées noires nous trottaient dans la tête, peut-être vivions nous nos dernières heures ensemble. Comme le chirurgien l’avait précisé, c’est dans le protocole, le risque existe toujours et nous n’avions retenu que cela.
Je tenais sous les bras mes radios hors normes dans une enveloppe démesurée et mes béquilles toutes neuves que je n’avais pas encore essayées. Très encombré déjà. Annie transportait le volumineux, mais pas de lourd. Des petits et moyens sacs de magasins de prêt à porter bourrés de neuf et d’affaires propres. Certainement plus que de raison comme si nous partions pour un long séjour dans un quelconque gîte rural…
Lorsqu’on nous fit signe d’aller dans la salle d’admission pour les incontournables formalités, nous y allâmes en trottant menu presque l’un épaulé à l’autre. A partir de là, j’ai compris que nous avions adopté le statut du malade avec son accompagnateur, mais peut-être aussi l’image de la vieillesse et de la dépendance qui s’installent dans un « blottissement » tendre et protecteur.
Je ne disais rien. Je laissais parler ma femme, les formalités c’est son domaine. Je suis bien trop sauvage pour cela, elle est ma face civilisée.
Me sentant un peu inutile tel un benêt assisté, planté devant le bureau, j’ai tenté quelques boutades comme pour dire « Coucou ! Je suis là moi aussi ! » . Annie souriait car elle me comprenait et surtout sait mon penchant pour les fariboles. Elle n’approuve pas toujours mais s’accommode de mon côté facétieux.
La secrétaire faisait ce qu’elle pouvait en m’adressant un sourire de politesse.
Je fus surpris par la rapidité de la prise en charge. Il faut préciser qu’Annie est une championne pour la constitution des dossiers, elle anticipe outre les pièces demandées, de telle sorte que les lapins réclamés au dernier moment sortent de son chapeau comme par magie.
Clés en main, nous pouvions gagner notre domicile hospitalier…
Une chambre immense avec une grande salle d’eau, une terrasse avec vue sur les cheminées métalliques qui désenfument les cuisines. Et, cerise sur le gâteau, un lit pour l’accompagnant. Formidable ! Même une PTH n’est de taille à nous séparer !
Très vite, la ruche se mit en branle. Prise de sang, température, tension et rasage dans les règles de l’art car je fus l’objet d’un cours particulier. Un débutant faisait ses classes dans les moindres recoins de mon anatomie basse sous l’œil averti d’une formatrice qui n’hésitait pas à reprendre la main pour ne laisser la moindre chance au poil abandonné qui se sentait perdu dans ce désert totalement lisse. Parfait ! Elle tint à finir le travail pour que la préparation soit nickel avant l’intervention du chirurgien. C’était bien plus agréable entre les mains d’une jeune dame, l’homme fut-il encore plus jeune.
J’avais deux belles jambes au look antagoniste. Une gambette de cycliste et l’autre de baroudeur, on retrouvait bien mon yin et mon yang, une jambe civilisée et l’autre sauvage.
Depuis le matin, j’éternuais souvent. La crainte grandissait que l’opération ne puisse se faire. Le passage de l’anesthésiste ne fut pas rassurant : selon mon état, on passerait de l’anesthésie générale à la péridurale ou carrément au report de l’intervention. Même diagnostic de la part du chirurgien qui après examen clinique me rassura. Plutôt optimiste.
On verra demain ! J’étais prêt pour réaliser une PTH réparatrice, tout dépendait désormais de mon rhume qui faisait déjà jaser… On ironisait sur un acte manqué…Comme si la trouille m’avait inventé une petite infection pour échapper à l’acte chirurgical…
Rendez-vous avec le bistouri.
La soirée fut calme et la nuit n’avait aucune raison de porter conseil. J’étais totalement serein, hormis l’incertitude de l’intervention car je souhaitais fortement en finir avec la coxarthrose.
La seule ombre au tableau était une chaleur étouffante qui nous obligeait à ouvrir fenêtre et porte fenêtre comme si nous nous étions en pleine canicule estivale. Tout personnel soignant qui entrait se plaignait de la chaleur mais personne ne faisait ou ne pouvait rien faire puisque l’organisme privé en charge du chauffage manquait à ses obligations. De la sorte, à cause de la fenêtre ouverte, un bruit permanent de moteur de carferry ronronna toute la nuit comme si nous avions pris le large pour une destination lointaine.
Le matin très tôt vers cinq heures, la ruche se mit à bourdonner.
Le bourdon chargé de piquer se présenta à quelques centimètres de mon visage et je reconnus instantanément celui de Picasso en fin de carrière. L’homme était sympa mais pressé. Avec lui c’était, élastique, poc ! poc ! deux chiquenaudes dans le creux du bras puis « tzang ! » il embrochait sans un mot, sans prévenir. Pas de temps à perdre, un, deux, trois flacons et s’envolait comme il était arrivé me laissant un joli tableau couleur charbon jauni sur les bords, une vraie toile de la période bleue picassienne. Il ne manquait que la signature sur le biceps.
Après la prise de tension et de température, je ne vis plus aucune abeille dans les parages. L’attente fut un peu longue.
Vers 12 h 15, un tramway se gara près de la porte d’entrée, on me fit signe de monter à bord. Le voyage fut long dans les dédales d’un couloir sinueux qui semblait visiter tous les points cardinaux entre ascenseurs et virages nombreux. Le terminus se situait dans un endroit qui ressemblait à un hangar des Halles de Rungis avec ses séparations plastifiées, totalement diaphanes que l’on ouvrait en poussant de l’épaule.
A mon flanc, une jeune et jolie personne attendait dans un fauteuil roulant mais j’ignorais s’il s’agissait d’une attente temporaire pour entrer dans un bloc opératoire ou d’une sortie…
Assez vite, un autre bourdon au physique comparable à celui du matin s’affaira sur mon cas. Plutôt du genre poinçonneur des Lilas, il faisait des p’tits trous sur le dos des mains pour poser les cathéters. Il rata la première veine, la deuxième fut la bonne… et le voilà déjà parti. Les bourdons ça papillonne de fleur en fleur.
Quelques secondes plus tard, une dame se présenta avec un classeur :
– Bonjour monsieur, on vous opère de quoi ?
– La hanche !
– Droite ou gauche ?
– Regardez, le chirurgien m’a signé un autographe hier soir, c’est la droite.
– Il faudra vous séparer de vos prothèses dentaires, auditives, lentilles.
– Je n’ai rien à vous proposer de tout ça mais tout à l’heure j’aurai sans doute une prothèse qui ne se met pas en dépôt.
Rien, pas une émotion, elle n’avait rien à faire de mes tentatives pour lui décrocher un sourire… Mission accomplie, elle fila.
Puis, ce fut la surprise du jour.
Une autre dame se positionna à ma droite, s’accouda au brancard et toute proche de mon visage me dit :
– C’est la bonne oreille ? »
Ce fut un vrai bonheur. Le coutumier du quiproquo que je suis, n’avais aucune chance d’en produire un dans ces conditions. J’entendais tout et parfaitement bien.
Ne me demandez pas ce qu’elle m’a dit, je n’en sais rien, trop surpris et content qu’une personne me parle si distinctement, cela ne m’arrive pas souvent, j’étais aux anges.
Sous le charme et la proximité, je n’ai rien écouté.
Après une courte attente, un chauffeur de brancard attrapa le côté pieds et nous pénétrâmes dans la salle d’opération.
Un petit bloc. Vraiment minuscule, on aurait dit un cellier ou petit débarras.
A la première impression, j’ai cru qu’on allait me « cryogéniser » tant il faisait froid. Trois personnes déjà présentes s’affairaient. Deux hommes portant ce qui ressemblait à une burqa verte se reconnaissaient à leurs yeux.
L’anesthésiste se présenta en premier par une tape amicale sur ma main droite puis me fit un sourire, je l’ai deviné à ses yeux : « Tout va bien se passer » me dit-il.
Dans un coin un peu en retrait, assise par terre, une femme en blouse bleue écrivait sur un cahier et donnait l’impression de finir des mots croisés ou de batailler avec un sudoku.
Juste en face de moi, le chirurgien procédait à des vérifications sur la radio.
Sur l’écran lumineux, il s’était lancé dans la géométrie comparative en présentant des gabarits de prothèses sur les images à dimensions réelles. Il cherchait l’analogie par superposition en transparence. Tantôt à gauche, tantôt à droite, il s’assurait que tout serait au mieux allant.
Je ne perdais aucune miette de ce manège autour de moi.
Une fois le choix défini, il prépara la prothèse adéquate. Il s’approcha de moi, releva son masque pour que je le reconnaisse, me tapota le genou proche de sa main et me dit : « On y va ! »
De l’autre côté l’anesthésiste procéda de la même manière : « On y va ! ».
Un très court instant, j’eus l’impression que nous étions trois mousquetaires.
A mon tour, je balançai « Tous pour un, un pour tous, on y va ! ». C’était magique.
Puis l’homme du sommeil ouvrit les vannes des humeurs de Morphée qui se répandirent dans mes veines et très vite, je basculai dans un vide absolu. Le Néant tel que je l’imagine.
Je savais, pour avoir visionné le film de l’opération avant d’entrer en clinique, que le chirurgien allait jouer au forgeron avec scie, trépan à éroder, marteau et pointeau…
Lorsque je me réveillai, j’eus l’impression que très peu de temps s’était écoulé pendant la phase d’endormissement. Tout était clair dans ma tête et je fus conduit illico vers la salle de radio. L’écran bien en vue, j’ai constaté que l’homme de l’art chirurgical avait réalisé une belle performance. Le profane que je suis, constatait la symétrie parfaite comme le placement bien équilibré de la hampe dans le fémur avec une masse uniforme de moelle de chaque côté de la prothèse.
De retour vers ma chambre, j’avais l’impression d’être heureux dans mon bus, presque en villégiature. Tout juste un vomissement intempestif, conséquence connue d’une allergie au produit antidouleur. Ce mal des transports fut vite évacué avec un changement de traitement.
Le soir, le chirurgien passa me voir. Je savais que cela se fait toujours en coup de vent, alors je surveillais le bon moment pour placer un mot : « J’ai vu les radios, c’est de la belle ouvrage, un travail d’artiste. » J’ai levé le pouce pour appuyer ma déclaration. Sans s’attarder, il m’a tamponné la jambe valide et j’ai senti qu’il était touché. En une seconde, il avait disparu : « A demain ! »
Ce deuxième jour fut le plus calme du séjour. Encore sous l’effet des antidouleurs, je n’imaginais pas ce qui m’attendait les jours suivants.
La matinée suivante commença en fanfare. Un grand monsieur sec, tenue noir corbeau est rentré dans ma chambre avec un bonjour tonitruant et presque tambourinant chaque mot. C’était le kiné qui n’avait pas une minute à perdre, d’autres éclopés l’attendaient dans toutes ces chambres pleines à craquer..
Ce troisième jour débuta par un autoritaire « Allez, il faut se lever ! »
Vous imaginez ma surprise, entravé comme j’étais. Les poches de perfusions sur ma gauche, celle du drain sur ma droite. Il n’y a pas meilleure condition pour faire de la gymnastique matinale. Il me regardait faire mais je ne faisais pas grand-chose. Bouger ma jambe opérée ne me paraissait pas possible si tôt, l’appréhension était plus forte que moi. Ma femme a tenté quelques fois de voler à mon secours, rien à faire, il l’écartait du bras sans mot dire, en ne me quittant pas des yeux. Après toutes les indications d’usage, j’ai fini par mettre pied à terre sans aide, puis faire mon premier marathon post PTH, jusqu’à la porte.
Une sensation bizarre, pas de douleur et debout moins de vingt-quatre heures après l’opération, seulement.
Mon kiné avait pris l’attitude d’un sergent-chef impitoyable : « Allez ! Allez ! Allez ! Une deux ! Une deux ! Poussez ! Poussez ! Appuyez ! Appuyez ! Allez béquilles ! Les déambulateurs c’est pour les vieux ! Il ne semblait connaître que ces mots pour vous pousser dans vos derniers retranchements.
J’ai compris les jours suivants que ce n’était qu’une posture de façade pour les besoins du métier. Le garçon était tout autre, plein d’humour lorsque son temps n’était plus à l’ouvrage.
Le lendemain, grâce à ses injonctions, j’ai remporté ma première course de déambulateurs dans le couloir interminable. J’ai plongé sur la ligne d’arrivée, largement détaché, à quelques longueurs du deuxième, sous les acclamations chaleureuses d’un public massé le long du mur… Au fait, il n’y avait personne, le couloir était désert, mon imagination se chargeait de peupler et d’animer tout un monde.
De la sorte, je m’imaginais aux Jeux Olympiques, c’était plus motivant.
Il me demanda de m’asseoir sur une chaise en m’indiquant la bonne technique et m’annonça que deux personnes viendraient me faire la toilette.
La séance de la toilette un passage cocasse.
Généralement on a à faire à des expertes, enfermées dans une déontologie stricte mais cela n’empêche pas la dérision pour détendre l’atmosphère. Deux jeunes femmes charmantes se sont présentées et la mienne dû quitter les lieux séance tenante. J’étais empêtré dans mes durites l’une à conduction rentrante et l’autre à vidange pour désencombrer la plaie. Dans cet état, il n’était pas question d’envisager la fuite.
La « toiletteuse » observatrice celle qui n’intervenait pas me regardait fixement presque en apnée. Je me demandais, si débutante, elle n’était pas en prise avec la gêne. Parfois, elle me semblait au bord de l’éclat de rire. Bloquée en tous cas. Elle s’est peut-être réservée pour après, dans le couloir, enfin soulagée. Si ce fut le cas, je suis content d’avoir été l’objet d’un éclat de rire en espérant qu’il fut vaste.
La ruche fonctionnait à merveille. Les abeilles ventileuses, nourricières, préposées à la propreté comme aux affaires médicales circulaient dans un mouvement parfait de sorte que tout baignait dans le meilleur des mondes possible.
J’ai toujours gardé une certaine distance par rapport aux avis définitifs conclus trop tôt. Combien de fois n’ai-je félicité un plombier ou un électricien pour découvrir bien plus tard des malfaçons sérieuses, masquées. Le milieu médical n’échappe pas à la règle, on n’est jamais à l’abri d’une surprise.
On avait commencé à réduire fortement les antidouleurs et je n’étais plus aussi pimpant. La douleur commençait à me chatouiller sérieusement et le contrecoup opératoire se faisait sentir. Bon, c’est un passage et un passage ça se passe…
Le soir vers 18 h, une nouvelle dame pénètre dans ma chambre. Une bien brune au visage sombre fermé à double tour. Comme une ombre, elle est venue déposer le comprimé de minuit sur ma tablette. J’ai compris qu’elle n’avait pas l’intention de me fredonner « Etoile des neiges » ni entonner « Ma cabane au Canada » pour me bercer. Bon, c’est comme ça, mais c’est dommage.
Vers 23 h, je commençais à avoir mal au genou. Une forte gêne au niveau de la rotule, les douleurs annexes jusque-là masquées par les sédatifs se réveillaient. Je ne savais plus comment me placer, impossible de m’endormir. Je n’aime pas déranger les gens pour peu de choses, je me suis décidé à sonner.
C’était encore elle, la frimousse de mauvais temps. Encore plus sombre qu’avant (qu’est-ce qui allait lui tomber sur la tête), les yeux nuageux, l’orage au milieu du visage et les lèvres prêtes à tonner.
– Alors ?
– J’ai une forte gêne au niveau de la rotule, j’ai l’impression qu’elle n’est plus dans son logement.
Elle a regardé la gouttière qui enserrait ma jambe puis déclara sur un ton monté bien haut :
– Je ne peux rien faire !
– Regardez au moins, vous savez ça me fait mal !
– Je ne suis pas médecin, vous verrez demain ! »
Là je me suis dit : Tu ne peux pas subir ainsi avec ta voix douce, j’ai donc haussé le ton au niveau du sien :
– Madame n’y a-t-il pas une autre manière de parler aux gens ? Etes-vous consciente de l’agressivité que vous dégagez ? Elle est telle que je vous parle à l’instant !
Elle a été surprise. J’ai poursuivi :
– Au lieu de chercher à gagner votre point, si vous ouvriez la gouttière pour objectiver ?
En faisant une moue très prononcée, agacée, elle se décida à défaire la gouttière qui aurait dû être enlevée dans la journée. Elle découvre que le bord rigide de l’attelle s’était logé sous la rotule, bien serré, laissant un profond sillon… Ebahie, elle me déclara qu’elle n’avait pas compris de quoi je parlais. Evidemment, avec un tel blocage, elle ne risquait pas de juger utilement. Tout s’est calmé, je lui ai fait remarquer le temps perdu pour me tenir tête, que les malades sont parfois capables d’identifier ce qui les gêne. Ecouter pour chercher à comprendre conduit à remarquer que la science infuse n’existe pas.
Le lendemain, ce n’était plus la même femme. Elle se montrait souriante et charmante comme les autres, nos brefs rapports furent d’une courtoisie exemplaire comme si la veille n’avait jamais existé.
Nous étions repartis sur une voie plus douce. La sortie n’était plus très loin…
Le cinquième jour, je me suis bien amusé, pour diverses raisons.
La journée commençait sur l’annonce de ma sortie prévue pour le lendemain. Une ambulance était retenue pour me reconduire chez moi. J’étais content et devisais avec la femme de ménage qui s’était appuyée sur son balai. Un moment agréable comme dans un salon puisque j’étais dans le fauteuil. Nous avons parlé de ces choses ordinaires de la vie qui vous font oublier que vous avez deux jambes. Je me suis un peu inquiété car la discussion s’éternisait et je ne souhaitais que cette brave dame se fasse rappeler à l’ordre. Ce fut parfait pour moi et pour elle qui me découvrait sous un autre angle. Sympa.
Une heure plus tard, débarque un homme en blouse blanche : « Bonjour monsieur, je suis le brancardier, je viens voir comment je peux vous transporter. Parfait, ce sera en fauteuil roulant. » Puis s’en alla sans autre mot. J’étais époustouflé. Quelle organisation ! Rendez-vous compte, comme s’ils préparaient le cosmonaute Simon à voyager confortablement dans l’espace. Ça ne plaisante pas ! Bon, demain, je fais un tour en fauteuil.
Trois quarts d’heure passent, le brancardier revient avec le fauteuil. « C’est pour la radio de contrôle avant la sortie… » J’avais mal compris, c’était pour tout de suite et non pour demain.
Et nous voilà partis. L’homme était un maître brancardier, pilote virtuose aux commandes d’un fauteuil roulant, de surcroît. J’avais l’impression d’être sur un manège, parfois en pousse-pousse et que j’allais visiter la Chine. Je redevenais un enfant puis un touriste joyeux. Je sentais la légèreté dans sa conduite. Une brise douce me caressait le visage dans les virages à angle droit. J’aurais donné une bonne tape amicale à mon guide si j’avais eu du courage.
La radio fut déclarée impeccable avec, à l’image, une amorce de danse du squelette bas, une sorte de swing figé d’un bel effet. Le radiologue me signifia que j’étais apte à reprendre le foot, dans un sourire de connivence.
Un petit sourire coquin m’habita une partie de l’après-midi. Je pensais au départ et une idée germait dans ma tête pour ne pas partir comme un voleur.
C’était une première dans ma vie, j’avais demandé à ma femme de m’acheter un cahier grand format pour prendre quelques notes durant mon séjour hospitalier. Je n’ai jamais pris de notes dans ma carrière professionnelle, j’ai toujours préféré écouter et regarder lors des réunions ou conférences. J’arrivais sans stylo et sans papier mais jamais en dilettante. Ici, je craignais que ma mémoire fût atteinte par l’anesthésie, sait-on jamais… Je savais que ce gros cahier serait un gaspillage. J’ai juste noirci une demi-page en diagonale droite ou gauche comme cela me venait. Les lignes ne me servent à rien. En outre, je suis bien incapable de me relire tant je tire sur les boucles et les jambages pour en faire des bouts de fil de fer sans aucune identité. Parfois grâce au contexte, je parviens à m’y retrouver mais pas à tous les coups.
La lisibilité n’est pas mon fort comme si je cherchais à camoufler mes idées, inutile de vous pencher sur un de mes manuscrits vous n’y comprendriez que dalle.
Dans trois heures j’allais quitter la clinique pour rentrer chez moi. Depuis la veille, je cherchais une manière de remercier ce monde qui s’est gentiment affairé sur mon cas. J’ai ouvert le grand cahier sur la dernière page en le positionnant en mode paysage. Puis j’ai écrit comme à mon habitude. Sur la partie haute en lettres capitales par souci de lisibilité et être compris de tous : JE SUIS UN MISSIAU (GRAND-PÈRE) QUI ENTREVOIT LE BUT DE LA VIE MAIS GARDE AU FOND DE LUI UNE ÂME D’ENFANT, ALORS JE VOUS FAIS CE DESSIN. Je dessine un hibou perché sur une branche et leur dit : AVEC UN TEL SUIVI, AVEC UNE TELLE PRÉCISION DANS L’ORGANISATION DES SOINS ON FINIT PAR CROIRE QU’IL EST IMPOSSIBLE DE MOURIR ICI. VOUS AVEZ ÉTÉ FORMIDABLES ET PLEINS D’HUMANITÉ. SOYEZ FIERS DE VOTRE MÉTIER. Puis j’ai fermé la bulle de sorte que je ne pouvais rien ajouter. Un peu plus loin, au pied de l’arbre, j’ai dessiné deux hiboux qui ont tout entendu, l’un disait : IL PARLE, MAIS IL OUBLIE DE LES REMERCIER. Et l’autre lui répond : NON, C’EST IMPLICITE ! J’ai signé, LE HIBOU DE LA CHAMBRE 239. J’ai posé la feuille détachée sur la tablette et rangé le cahier dans mon sac. Lorsqu’un infirmier est venu m’annoncer le départ, je lui ai tendu le papier, il l’a lu à mes côtés et a lâché un « Ha ! » de surprise, il m’a remercié et m’a dit : « Je vais l’afficher dans la salle ». Il a disparu sur le champ.
Les ambulanciers sont arrivés à l’heure et nous sommes partis sans autre cérémonie. Juste au passage devant la petite salle réservée aux infirmiers (ières), une dame en bleu m’a fait un aurevoir amical en agitant sa main en mode essuie-glace. Le temps était maussade. Des nuages lourds, gonflés, prêts à craquer se soutenaient fermement pour éviter de larguer la moindre averse sur mon visage pointé sur eux par la force de mon état, allongé sur le dos. J’ai trouvé cela sympa, nous avons tant conversé dans mes textes pour qu’ils m’épargnent une douche non méritée. Reconnaissants les nuages, nous aurons l’occasion de bavarder à nouveau… Le trajet fut de courte durée. Le chauffeur, un tout jeune ambulancier, se gara en épi dans la ruelle à sens unique. Il a tiré le brancard en mordant sur la route étroite, un véhicule est arrivé à très vive allure frôlant sa hanche au millimètre. Le jeune homme a lâché, non pas le brancard, mais un cri d’effroi. Tout aurait pu s’achever là pour lui comme pour moi qui étais à moitié sorti de l’ambulance. Dans l’ascenseur, le jeune homme s’est mis à trembler. Il purgeait sous nos yeux sa peur rétrospective. De l’hôpital à la maison, comme au cimetière, il n’y a qu’un pas, il suffit d’une mauvaise idée des choses de la vie…
Hier mon ami Gaëtan me faisait remarquer : « Quelle idée de parcourir la vie par monts et par vaux pour user les articulations ! » J’ai souri en pensant que désormais j’inverserai le trajet par vaux et par monts pour finir le chemin qu’il me reste à parcourir. J’espère rencontrer le plus tard possible le grand anesthésiste qui endort définitivement…
Voilà à quoi mène une prothèse totale de la hanche. Je vous en dirai des nouvelles dans quelques mois.
FIN
PS. Je me suis amusé parce que je l’ai voulu ainsi mais n’allez pas croire que ce fut une partie de plaisir et cela reste de la chirurgie lourde avec ses incertitudes. Il suffit de regarder la vidéo d’une opération pour s’en convaincre. J’espère que l’autre hanche ne me fera pas une crise de jalousie car il n’est pas certain que j’y retourne une deuxième fois. Si c’est le cas, je traînerai mes vieux os jusqu’au soleil éternel non encore reconstruit en pièces détachées. Plus prosaïquement, je ne souhaite pas polluer davantage le sol de notre cimetière avec de la brocante. Bref, le temps me le dira, il est bien capable de me faire changer d’avis. Une pensée particulière au lecteur porteur de titane s’il y en a un parmi nous. Celui-là sait.
Cela fera bientôt quatre ans. Je vous assure que ce fut une bonne idée de passer sur la table d’opération. Je bêche, je pioche, je saute comme un cabri, pas tout à fait mais presque… alors que je me trainais lamentablement.
Je remercie le Chirurgien M. Biancarelli qui m’avait demandé d’aller le voir un mois plus tard, en n’oubliant surtout pas d’y aller avec les béquilles. Je m’en suis souvenu, à son appel, je suis entré dans son cabinet lui tendant la béquille comme on tend un plateau, avec ces mots :
– Je rends à César ce qui appartient à César… Tel un Vercingétorix du XXI e siècle, je lui rendais les armes.
Il a souri, ce fut mon dernier fait d’armes avant une reprise normale de la vie 😉
Chapeau, m’sieur, vous avez une sacré volonté et beaucoup d’humour quelle que soit la situation.
Vous avez été opéré à Ajaccio?
Non, à Bastia sur recommandation.
J’ai eu une confiance totale dès le premier rendez-vous avec le chirurgien.
Annoncé comme peu causant, je trouve que notre relation fut celle d’une bonne mise en confiance. Il a tout mis sur la table, pas de pipeau… Je prenais la décision d’y aller ou pas en toute clarté.
Bonne soirée.
Trop génial ce texte !!! Que j’aimerais savoir ainsi décrire les différentes péripéties d ‘une hospitalisation …. Je ne peux qu’associer mes remerciements et mon admiration à toute cette ruche qui prend du bien soin de nous.. Bravo Simon et aussi à Annie pour vous avoir accompagné lors de cette grande première ! Amitiés Janine
MBF pour PTH.
Merci Beaucoup Fleur 🙂