Valère et le transistor.

Je l’ai très peu connu lorsqu’il tenait son bazar à l’Insoritu. J’habitais trop loin et ne passais devant son atelier que les fois où j’allais chez Joseph le marchand de journaux qui se trouvait à quelques mètres de sa boutique. Certains enfants étaient presque des familiers puisqu’ils s’y rendaient régulièrement avec leurs bicyclettes. Je n’en ai jamais eu.

Il m’est resté l’odeur du caoutchouc et de la seccotine qu’il utilisait au quotidien pour réparer les chambres à air des vélos. La forte imprégnation de l’atmosphère de son laboratoire, probablement due au siccatif très volatile pour assurer la prise immédiate des rustines, vous saisissait aux narines en franchissant le seuil.

Je me souviens de ses mains graisseuses habituées à fluidifier les engrenages, à vérifier le fonctionnement de la chaîne sur les pignons, tester plateaux et dérailleurs. Valère tenait clinique pour vélos et sa caverne d’Ali Baba regorgeait de toutes sortes d’objets utiles au bricolage. Avec le temps son bazar prenait de l’ampleur, on y trouvait de tout, du moindre boulon à la pince la plus improbable…
Son magasin était devenu une légende. Il y a quelques années, lorsque Noël Cesari travaillait encore, m’accompagnant dans ma cave, il s’écria « Mi ! Mi pari d’essa in de Valèru ! » (Il me semble être chez Valère !) Dans mon bric-à-brac, il trouva deux gros boulons pour son bulldozer, il n’en avait trouvé nulle part et c’étaient les deux seuls que j’avais sans savoir d’où ils venaient et qui ne m’auraient jamais servi.
Chez Valère c’était ainsi, on y trouvait tout.
C’est curieux, dernièrement je regardais les radios du rachis d’Annie. On y voit huit vis démesurées tant elles semblent trop grandes.
La première réaction qui me vint à l’esprit fut de dire : « Quissi sò l’ultimi viti cumprati ind’e Valèru » (Ce sont sans doute, les dernières vis achetées chez Valère),
C’est vous dire si le souvenir de cet homme est vivace !

Son échoppe était devenue trop petite avec les vélos pendus à des chaînes au milieu de la pièce à hauteur d’homme pour faciliter les réparations. Il s’est établi un peu plus loin dans un magasin tout neuf, beaucoup plus spacieux et surmonté d’un étage d’habitation.  Là, son commerce s’est étoffé. On y trouvait, désormais, de l’électroménager, des postes, des ustensiles de cuisine… Bien plus qu’un vrai bazar quoi !

Ma tante Marie, la sacristine, avait renoncé à mon habit de bure : elle rêvait d’un curé dans la famille et avait projeté de me faire moine, dans un premier temps.
Elle avait compris que je ne finirais jamais dans les ordres, elle me choyait donc d’autres manières. 
C’était l’époque des transistors et cela n’avait pas échappé à Maria :

  •  Qu’est-ce que c’est ce truc qu’untel porte sur son épaule ?
  • Un transistor, tata !
  • Un quoi ?
  • Un poste de radio !
  • Va, va ! Ne te moque pas de moi ! (D’ailleurs quelques années plus tard, elle n’a jamais cru que les américains avaient aluni. Elle disait que la lune était trop petite et que Dieu l’avait posée dans le ciel pour éclairer le soir…) Et toi, ça te plairait d’en avoir un ?
  • Ça coûte cher !
  • Je m’en fiche, si tu le veux, tu l’auras ton poste ! Va chez Valère et demande-lui le plus beau… J’irai le payer plus tard… 

Je me suis donc rendu chez notre marchand. Il me conseilla le transistor en bakélite blanche. C’était du solide. Pour m’en convaincre, alors que j’avais confirmé l’achat, il me conduisit jusqu’à son fourgon qu’il mit en marche. Il alluma le poste pour prouver qu’il n’était pas sensible aux parasites puis m’annonça : « Quissu pida anc’a Varadicciu ! » (Celui-là capte même Gualdariccio !) (Un petit village encaissé, à quelques kilomètres de chez nous) C’était son côté facétieux, il aimait bien faire de l’humour.

Longtemps, ce transistor a trôné sur la cheminée de notre logement de la Scoppa*. Il était indestructible. Il a vieilli sans jamais rendre l’âme. Seule, sa couleur blanche a subi les outrages de la fumée refoulée dans la pièce les jours de « vent contraire ». Il était devenu marron, boucané par les hivers au coin du feu et ses composants étaient enveloppés dans une ouate de poussière fine agglutinée qui ne le perturbait même pas.

La première information qui sortit du fond de sa coque a failli court-circuiter le cœur de tante Marie. C’était l’annonce d’un attentat et son fils Bona se trouvait basé dans cette ville. Prise dans une terrible contradiction, elle regrettait cet achat et restait de longs moments, suspendue aux informations. En bonne pleureuse, elle se lamentait et hurlait la mort de son fils. Elle entendait et suivait les infos au premier degré sans le moindre recul.

Tante payait toujours en monnaie sonnante et trébuchante. Elle était connue pour sa fiabilité et Valère lui faisait confiance sans aucun état d’âme. A l’époque, les commerçants fonctionnaient de la sorte, beaucoup de gens achetaient à tempérament*. Certains payaient dès qu’une rentrée d’argent survenait, d’autres se faisaient tirer les oreilles de sorte que les commerçants savaient à qui faire confiance aveuglément et qui ne méritait que peu de crédit. 

Bien plus tard, j’avais acheté une cocotte-minute à ma grand-mère. Valère n’a retiré le chèque que deux ans après, alors qu’il n’était plus endossable. Qu’il fût validé tout de même reste un mystère. Pour la petite histoire, la fameuse cocotte n’inspirait aucune confiance à grand-mère. Il lui a fallu du temps pour qu’elle s’adapte au mystérieux sifflement. Dès que la soupape se mettait à tourner, libérant sa vapeur intempestive, elle était inquiète. Sans rien dire à personne, avec l’air sérieux et affairé, elle disparaissait de la maison. Elle filait au fond du jardin et ne réapparaissait que lorsque le sifflement s’était tu (Je surveillais la cuisson, elle ne s’en servait pas hors ma présence). Elle avait presque intégré le temps de cuisson pour arriver à point, une fois tout danger écarté. Il lui a fallu beaucoup de temps pour s’habituer et surtout toucher à cette maudite bombe qui pouvait exploser à tout moment.

Valère fait partie de ces gens fortement imprimés dans ma mémoire.

Certains, de mon âge l’ont connu mieux que moi. J’évoque ici quelques souvenirs qui m’ont marqué. Ce n’est pas un reportage documenté, ni une biographie fidèle. C’est juste mon ressenti de jeune adolescent qui passait par l’Insoritu et s’émerveillait devant tant de petites de curiosités…

*A Scoppa, lieu-dit de notre habitation d’alors (isolée), se trouvait à l’autre bout du village.

*A tempérament=à crédit.

Avec sa jeune épouse. Photos Marie Jeanne Stomboni, sa fille.

4 Comments

  1. Mais quel extraordinaire hommage à notre père adoré.
    Tant d’émotion…
    Tout est dit un homme d’une grande valeur au grand cœur.
    D’une générosité extrême, sans lendemain…
    Merci Monsieur Simon Dominati🤗quel sacré bonhomme et Cher ami !
    Vos textes sont surprenants !!!
    Vous m’avez fait couler une petite larme❤️
    Je vous embrasse affectueusement !

    1. Evoquer, ces gens qui ont marqué mon enfance et qui ne meurent jamais est un réel plaisir pour moi.
      L’écriture se promène dans leurs vies d’autant plus facilement qu’ils étaient surprenants, touchants et vrais.
      Votre père en faisait partie, les expressions qui l’évoquent, comme l’histoire des boulons ou des vis dans le rachis, témoignent de sa présence, encore.
      Merci MJ. Je vous embrasse aussi 🙂

  2. Bonne restitution de l’ambiance de l’époque et du personnage que nous avons bien connu et dont on rappellera, entre autre, qu’il avait grandement favorisé le développement de la télévision au village grâce à ses installations génialement bricolées tout en étant hors la loi.
    Bonne journée.

  3. Tu fais sans doute partie de ces gens de notre génération qui l’ont bien connu.
    Un voisin.
    Il y eut sa période sponsor et dirigeant de l’équipe de foot de l’Alta Rocca. Très impliqué auprès de la jeunesse, nous n’étions plus là, dispersés aux quatre coins de l’hexagone comme dirait un politicien ;-).
    Merci JP. Bonne journée.

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