Une amitié discrète.

Il est des amitiés qui se construisent avec le temps.
On apprend à se connaitre au fil des rencontres mais rien n’est anodin dès les premiers pas.
On devine sans chercher à deviner, cela semble une certitude qui a besoin de mijoter pour prendre de la saveur.

J’avais dix-sept ans, je faisais mes premiers apprentissages au jeu de bridge en fréquentant assidument le bar chez Vescu. Assez discret jusqu’à cet âge, certains diraient effacé, je commençais à découvrir le monde des adultes et je dois dire que je fus plutôt bien accueilli que ce soit au bar du Progrès comme à la pétanque.

Antoine, je ne le connaissais pas et lui non plus me semble-t-il, même s’il avait eu vent de mon existence.
Il rentrait du continent.
Je le trouvais discret, calme, un peu en distance et observateur. Un homme agréable au sourire d’artiste. Je me souviens, je l’imaginais bien dans le rôle de Samson du film « Samson et Dalila » à la place de Victor Mature. Il me semblait mature aussi pour ce rôle.
Longtemps, durant cette période nous nous sommes côtoyés sans savoir qu’une amitié discrète prenait racine entre nous. Progressivement une sympathie réciproque s’installait mine de rien. Pour ma part c’était ainsi.

Mon ami, aujourd’hui, je peux le dire ouvertement, venait d’ouvrir un comptoir agricole dans le virage de l’église, il avait besoin de quelqu’un pour tenir boutique de temps en temps, lorsqu’il devait approvisionner ses stocks de graines, notamment. C’est à moi qu’il fit appel pour ces remplacements occasionnels.

Sans vraiment me poser la question, j’avais le pressentiment que ce n’était pas un petit boulot pour ma pomme, je n’ai pas la fibre marchande. Vendre a toujours été une infirmité pour moi, j’allais l’apprendre en jouant au marchand dans son magasin. Un état qui se confirma quelques petites années plus tard lorsqu’un autre ami me trouva un job à Nice, vendeur de savonnettes à domicile, ce fut une cuisante confirmation de ma nullité à vendre quoique ce soit.

Généralement, tout se passait bien, la clientèle plutôt facile venait chercher le nécessaire sans trop de difficultés : tu vends, j’achète; tu donnes, je paie. Rien de plus banal. Mais c’était compter sans un homme qui me semblait âgé, assez client qui venait d’un village voisin. Un chaland plutôt regardant, discutant les prix, rechignant, rouspétant au besoin, bref une personne ronchonne assez émotive de surcroît. Sa venue me déstabilisait un peu à chaque fois. Je ne savais comment le prendre, comment le rassurer pour que tout se passe dans les meilleures conditions possibles. Malgré ma volonté de bien faire, il a fini par me déstabiliser aussi, en profitant du vendeur occasionnel lorsque le patron n’était pas là.

Un jour, encore lui, il débarqua comme s’il avait deviné mes moments de présence car ce n’était jamais des jours entiers. Il voulait acheter une faucille. Toutes étaient accrochées sur la cloison, par tailles avec le prix marqué sur la lame. Il était planté devant les outils, l’air rêveur. Je sentais qu’il bouillait intérieurement, l’homme à la psychologie fragile, peu sûr de lui se défendait en attaquant. Il m’avait fragilisé aussi.
Le voyant hésiter, je lui dis :

  • Ils sont chers mais c’est de la bonne qualité, regardez comme cette lame, battue au marteau, est large, vous aurez du mal à l’user avant longtemps – j’ai failli dire, vous n’aurez pas le temps de l’user – rendez-vous compte où j’en étais avec cet homme !

Il n’a rien dit mais a maugréé entre ses dents en devenant tout rouge jusqu’à en perdre le souffle. Il était très émotif et cet état, cette angoisse qui se déversait soudain sur vous, dérangeait. Il a fini par décrocher sa faucille préférée et vint au comptoir régler son achat. Et ce qui se passa à ce moment restera gravé à jamais dans ma mémoire, j’entrai de plain-pied dans la psychologie, sans savoir que cette discipline allait devenir le moteur de mes années futures.

Il sortit son portefeuille et, visiblement dans un état de stress avancé, presque tremblant, il posa un billet sur le comptoir. Je lui rendis la monnaie, il embarqua faucille, son billet et le reste. Sans doute, trouvait-il cela trop cher en empochant le beurre, l’argent du beurre et le reste, la boutique aussi si cela fût possible.
Cet acte manqué m’a vraiment marqué…

Je n’avais pas vu qu’Antoine était rentré et avait tout entendu de la scène. Une fois le client parti, il me lança :

  • Si tu faci cussi u n’hemma venda nunda ! (Si tu fais comme ça, on ne va rien vendre ! Faisant référence à mon « C’est cher ! ») Nous en rions aujourd’hui.

Quelques temps plus tard, Antoine ouvrait « A Pignata » petite boite de nuit, lieu de rendez-vous estival pour les jeunes et les moins jeunes.

Le jour de l’inauguration, je remportais le concours de pétanque avec Antoine Marenghi qui m’avait sollicité pour la circonstance.
Presque un clin d’œil du dieu de l’amitié. 😉

Après une longue absence de mon village nous nous sommes retrouvés près de trente ans plus tard. Rien n’avait changé, toujours le même calme et la même connivence tranquille. Nous avons retrouvé le plaisir de nous rencontrer le soir à la Piazzona pour enclencher les nouveaux épisodes d’une amitié sereine.
A Pignata est aujourd’hui une auberge de renom largement connue au-delà de nos frontières. La progression, que dis-je, l’ascension, fut belle et presque fulgurante.

Antoine a désormais de nombreux amis.
L’homme est fiable, fidèle et vrai, les gens viennent facilement à lui comme une lumière qui attire les papillons de nuit. Mon ami sait faire la part des choses, il n’a rien oublié et n’a rien changé de notre chemin tranquille…
Personne n’imagine cette relation, aucune ostentation, nous poursuivons une amitié discrète.

C’est toujours un plaisir de rencontrer Antoine et dès que son emploi du temps chargé le permet, nous faisons une petite escapade vers la vallée d’Archigna pour savourer un moment de spuntinu. Sa charcuterie maison issue de son élevage de porcs fait la réputation de l’auberge. D’une régularité immuable, son prisutu à la saveur de noisette a fait dire à ma fille Stéphanie : « Chi tanti Pata nègra ! »

Ses fils ont pris la relève, sur les pas de Lili et d’Antoine l’auberge de la châtaigneraie perpétue son histoire.

C’est une longue amitié comme une bonne soupe qui mijote encore à petit feu « in’a pignata »…
(dans la marmite)

Aujourd’hui, j’avais envie de saluer mon ami Antoine.

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