Au siècle dernier, dans nos villages, quasiment chaque famille était affublée d’un surnom.
Le voisinage avait tout loisir pour observer les comportements.
Les contacts étaient suivis, les habitudes, attitudes des uns et des autres avaient vite fait de vous coller un quolibet, une histoire un peu tordue.
C’était presque un exercice pour mieux identifier les familles. Les quartiers étaient peuplés alors qu’ils sont déserts aujourd’hui.
Lorsqu’on voulait connaître l’identité d’un enfant, on lui demandait « De quelle famille es-tu ? »
Dans la nôtre, il y avait « I Bascheri » (les ustensiles) et « i Vint-un-annu » (Vingt et un ans car mon grand-père, petit de taille, précisait à sa majorité qu’il avait vingt et un ans pour qu’on ne le prenne plus pour un gamin. Il insistait tant, qu’il fut facile de lui coller ce faux patronyme.)
Je précisais donc, je suis Simonu « di i vint-un-annu » pour être identifié, ou « di Siki » surnom de mon père qui le poursuivra jusqu’à sa mort de sorte que certains pensaient que c’était son vrai prénom… (Je reviendrai sur l’origine de son surnom)
Les sobriquets étaient légion et survivent encore avec les anciens, mais leur origine se perd dans le temps. A la prochaine génération, il n’en restera plus grand-chose, sans doute plus rien.
Je me suis souvent demandé pourquoi ou plutôt comment, certains de nos compatriotes des îles lointaines répondent à des patronymes très imagés, pas toujours de bon aloi. Il doit bien y avoir une raison. J’avais imaginé des administrateurs, jadis chargés de recenser la population locale, inventant puis francisant les noms de famille. Je vois bien quelques petits malins décrétant : « Toi tu dors beaucoup, on va t’appeler Sommeil ». Certains sont devenus Zeus, Archimède ou Jupiter. Tel autochtone qui déclara « Je suis seul » (sans famille) devint M. Tousseul et d’autres, victimes de l’imagination tordue, se sont retrouvés Macabée ou Satan. Je fantasme peut-être mais la concentration importante de patronymes francisés à la va vite me semble suspecte… Peut-être y avait-il mieux à faire.
Nous voici de retour dans le quartier de mon enfance vers l’âge de 10 ou 12 ans. Je passais beaucoup de temps à écouter les « vieux ».
Assis sur le seuil de l’entrée de la maison de mes grands-parents, je suivais les récits d’Anghjulu, le voisin. Ses histoires m’étonnaient beaucoup et me laissaient rêveur. Il avait des habitudes curieuses, il restait silencieux, des heures durant, le regard lointain à méditer je ne sais quelles pensées. Il chiquait à longueur de journée, perdu dans le vague, marmonnant quelques grognements indéchiffrables. Lorsque son fils qui était trisomique se blessait lors d’un coup de tête malencontreux, il déposait illico sa chique bien molle sur la plaie du cuir chevelu. Il appuyait dessus sans se soucier de la douleur… c’était machinal et toujours sans état d’âme. Je n’ai pas souvenir qu’il arrivât quelque infection à la suite de cette médication inattendue et appliquée sans distinction à toute blessure. Le tabac remplaçait les sulfamides avec succès en toute circonstance. Je l’ai même vu panser avec de la boue, un jour sans chique.
Cet homme n’avait peur de rien. Dur au mal, le sien comme celui des autres. Il faisait tournoyer les couleuvres qui se refugiaient dans sa réserve de bois pour l’hiver. Tel un gaucho avec son lasso, il les attrapait par la queue, les étourdissait dans un mouvement circulaire au-dessus de sa tête avant de les lâcher pour les expédier, par la force centrifuge, dans le ravin tout proche.
Parfois, il me parlait mais ne me regardait jamais comme s’il vivait dans un autre monde.
« Aujourd’hui, on met des bougies dans le moteur des voitures, et ça tient ! » me disait-il. « Comment font-ils pour qu’elles ne fondent pas ? » et s’étonnait des progrès… Je suivais son fil sans le contrarier, allant toujours dans son sens et amplifiant l’étonnement. Cela permettait d’alimenter la conversation, d’ordinaire trop rare. Une aubaine pour moi.
Ce jour-là, plus disert que d’ordinaire, Anghjulu me racontait qu’un jour, durant la guerre, quelques soldats devaient investir une colline. D’après son récit, l’ascension racontée dans ses moindres détails et presque dans sa durée réelle, fut très pénible, à la limite du supportable. Le petit groupe parvint au sommet de la colline le soir. Fourbus, accablés de fatigue et de faim, ils aperçurent une cabane désaffectée. Ce fut un soulagement devant ce refuge salvateur, au moins pour prendre du repos à l’abri. Il poussa la porte d’un coup de pied rageur : « Devant moi, deux grandes jarres (dui orchi) avec un couvercle. Lorsque je plongeai mon bras dans la plus proche, j’en ressortis une grande tranche de lard, « una charpa di lardu » dans son langage. (Il mima d’un geste comme on le fait pour un gros poisson avec sa main posée sur le pli du coude) Nous étions tellement affamés que, sans hésiter une seconde, Pétain tirait d’un côté et moi de l’autre pour arracher des morceaux ». Puis, il s’arrêta net. Je ne l’ai plus entendu.
Voulait-il me faire savoir qu’il était un proche de Pétain ou était-ce une pure fiction ? La chute était surprenante… Je ne l’ai jamais su.
Lorsque j’étais à l’université, un ami historien se plaisait à me faire raconter cette anecdote chez d’autres amis. Il adorait ce moment, je la disais si bien parait-il, que là-bas, à Nice, tous mes copains finirent par m’appeler Pétain. Evidemment, ce fut mon ami Toussaint qui donna le coup d’envoi. Le sobriquet m’a poursuivi un grand nombre d’années. Nos rencontres se sont espacées, le quolibet s’est éteint avec le temps.
Il y a tout juste deux décennies, j’ai été très surpris en sortant de l’école de mon village, d’entendre quelqu’un m’appeler : « Pétain ! Pétain ! C’est bien vous Pétain ? » Je ne connaissais pas ce monsieur. Mon ami, aujourd’hui décédé avait soufflé cette farce que je pensais à jamais oubliée : « Si un jour tu rencontres Simon, il est facile à reconnaitre, il porte des moustaches qui rebiquent vers le ciel, appelle-le Pétain, tu vas voir, il va se retourner… » Il a tenté le coup et il fit mouche !
Longtemps, j’eus du mal à sortir du pétrin 😉
Pétain de la Navaggia c’était moi mais c’était une autre histoire…
Bof ! Cela ne m’a jamais contrarié… 🙂