Souffler la vie aux quatre vents.

L’image : Comme une allégorie, souffler la vie aux quatre vents.

Cela fait tant d’années déjà… et si peu temps finalement.

J’avais pris du retard dans ma scolarité, deux ans je crois, et l’école n’était pas ma tasse de thé. Confronté aux difficultés de lecture, tant en aisance qu’en compréhension, je vivais mal mon quotidien d’écolier. J’allais la peur au ventre, les devoirs à la maison faits avec l’aide de ma mère, les problèmes souvent faux. Imaginez un enfant qui galère pour faire ses devoirs, sauvé par l’aide de sa mère, partant à l’école soulagé, puis se rendant compte que le secours maternel n’était pas à la hauteur d’un enfant de sixième.
Le verdict du maître « problème faux » résonnait comme un coup de gourdin sur la tête.
Je n’étais jamais certain de m’attirer la sympathie des enseignants.
Méfiant, recroquevillé, la tête basse, on me disait timide alors que j’étais sonné.
Je faisais profil bas en prenant conscience de l’étendue des dégâts.
Heureusement, les maîtres et maîtresses connaissaient ma condition et se montraient plutôt protecteurs, en même temps que désolés de me voir si peu progresser.
Mon père s’en remettait à eux, ils avaient toute la confiance de celui qui n’a pas franchi la maternelle et n’a jamais appris à lire. Ma réussite était son combat sans qu’il puisse m’aider autrement qu’en comptant sur les autres, leur donnant carte blanche à chaque fois…
Une alternative se présentait à lui, c’était un dilemme : Revanche sur la vie ou le renoncement définitif de voir émerger quelqu’un de sa famille.
Nous étions plutôt mal barrés.

Le mois de mai se faisait joyeux, les grillons commençaient leur saison de concerts et le cimetière, qui abritait une colonie importante d’ensifères (grillons) dans de nombreuses galeries, devenait lieu de rendez-vous incontournable les après-midis de fortes chaleurs. Il était facile de repérer un trou puis d’y introduire une herbe pour chatouiller l’animal avant de le voir sortir en furie comme pour réprimander l’importun. Un passe-temps qui m’amusait beaucoup, étonné de voir surgir des bestioles couleur havane le plus souvent. Le but du jeu consistait à débusquer le maximum d’insectes noirs qui, me semble-t-il, étaient moins nombreux… Parfois nous faisions des paris « Là, il y en a un noir » et nous comptions les points.
En ce joli mois de mai bien avancé, je ne songeais plus qu’aux vacances d’été. Ces moments de vie au cours desquels je gambadais dans la nature sous le soleil qui rit et qui pique. Des journées à courir en culottes courtes et spartiates après mille et une folies sans se lever la peur au ventre. Bien au contraire, c’était le temps de l’insouciance, du « futile utile » pour se construire une personnalité. Généralement, c’est l’âge qui ne se préoccupe pas des années qui voyagent, et pourtant, c’est à cette période-là que j’ai pris conscience de la notion de temps. 

C’est une très vieille affaire qui a commencé à germer dans mon esprit à cette période. A douze ans, je commençais à peine à basculer dans « le savoir à peu près lire ». Une évolution laborieuse et sans aucun plaisir, car le lire était véritable torture. Un acte pénible qui freinait toute envie de feuilleter un bouquin.
J’aimais traîner au jardin, courir le maquis à la recherche de ses trésors.
Faune et flore aiguisaient ma curiosité, je m’extasiais devant le renouveau de la nature.

J’avais douze ans donc, et balbutiais mes études, Jules en avait treize et terminait les siennes. Il fréquentait la classe de fin d’études avant d’aller en apprentissage ou patienter, car à ce niveau, c’était le terminus scolaire. J’attendais les vacances avec une grande impatience, j’en avais assez de partir au collège chaque matin en me demandant comment j’allais m’en sortir avec ces maudites dictées. Des fautes par dizaines à vous exaspérer, et ces lectures calvaires ânonnées devant toute la classe…
Jules s’en fichait, c’était le cadet de ses soucis, convaincu depuis longtemps qu’il n’était pas fait pour l’école. Il prenait la vie comme elle venait et allait me donner une leçon toute simple, tout droit sortie du bon sens populaire. Il était à bonne école avec sa mère et son père toujours prompts à lâcher le bon mot, celui qui fait mouche et vous replonge dans la bonne humeur.
Sa réplique du jour allait orienter toute ma vie.

Nos rencontres étaient fréquentes mais nous ne faisions que nous croiser. Ce jour-là, le soleil annonçait déjà l’été. Comme une boutade, ou plutôt comme je ne savais trop quoi dire, je lâchai : « J’ai l’impression que le temps s’est arrêté et que l’année scolaire n’en finit plus. Tu crois qu’on va y arriver ? »
Une banalité ponctuée d’une sottise qui trahissait ma hâte d’en finir avec l’année scolaire.
Comme à son habitude, il répliqua en corse : « Hè mortu Louis XIV e u n’ha da passà u mesi ! » (Louis XIV est mort et le mois ne va pas passer ! La tournure est plus connotée en corse que cette traduction littérale)
C’est la seule fois, je crois que nous avons échangé deux phrases complètes et celles-ci allaient me marquer à vie.
Il venait de me brancher, incidemment, sur la notion de temps et sa relativité.

Depuis, plus de soixante ans ont passé et Louis XIV s’éloigne encore, que reste-t-il devant ? Aujourd’hui, je ne suis plus perdu dans la vie, je crois bien que je ne m’y suis jamais perdu.
Je suis dans le temps.
Quelque part tout près de la fin. J’ai parcouru la plus longue distance, il me reste un bout de chemin.

Je passais souvent par confesse en me demandant ce que j’avais fait de mal pour quémander le pardon de Dieu. Mes neurones qui s’emmêlaient les connexions pour comprendre l’incompréhensible se sont ordonnés, soudain, vers un autre chemin. Celui de poursuivre ma vie sans me préoccuper de l’idée de Dieu et du sens de la vie. Puisque les millénaires n’ont apporté de réponse, comment le ferais-je dans ma courte vie.
C’est ainsi que j’intégrais définitivement la notion de temps utile.
De temps à vivre sans se torturer l’esprit de choses d’un autre monde, totalement inaccessibles au commun des mortel.
Le divin se passera de moi, il en a largement les moyens.

C’est à ce moment que je commençai à construire mon aphorisme de vie : Celui qui a intégré la notion de temps ne se préoccupe plus du sens de la vie et se passe de l’idée de Dieu.

Perdu dans la vie ou perdu dans le temps, emplis-toi des plaisirs qui passent… Le temps est insouciant, il ne fait que filer, que filer, et nous, fétus de paille…

C’était un jour ensoleillé, nous philosovions (de philosovie), Jules et moi, sans le savoir, juste devant chez Pilili.
C’était l’épicière de la Navaggia qui nous recevait à n’importe quel moment de la journée jusqu’à vingt-deux heures, bien après la fermeture. Il suffisait de taper à sa porte.
Elle n’avait pas d’heure, elle avait le temps avec elle et naviguait sur son flot à l’humeur et au besoin de chacun. La vieille épicière, en femme paisible qui nous accordait son temps, est restée gravée dans mon esprit. Elle est partie, il y bien belle lurette, c’est son souvenir, associé à celui de Louis XIV devant sa porte qui souffle la vie posée au creux de ses mains…

Déjà ?
Il est beaucoup trop tard pour s’interroger ainsi et les regrets sont inutiles.

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