Tranches de vie ordinaire.
Petru était un contemporain de Tinu (voir le texte « Tinu et la poule du curé »). Ils avaient sensiblement le même âge et vivaient dans la simplicité des choses c’est-à-dire un quotidien riche de la banalité singulière, en laissant derrière eux une image heureuse, ou du moins souriante.
Je me suis construit à leurs côtés pour une part, en les observant avec les yeux d’un adolescent qui apprend la vie. Des moments de vraie vie qui donnent tout son sens au mot ordinaire de la première phrase. Rien de péjoratif ni de méprisant, bien au contraire, j’ai aimé évoluer et apprendre en les côtoyant.
C’est avec ces personnages hauts en couleurs que j’ai aiguisé mon sens de l’observation et enrichi celui des sentiments.
Petru était un personnage attachant, homme d’âge mûr lorsque j’étais adolescent.
Dans ma toute jeune enfance, j’habitais à dix mètres de sa maison. Il vivait avec ses parents Z’ Andria à la longue barbe blanche d’éternel Père Noël et Zia Maria Antonia toujours vêtue de noir, une femme affable. Un couple inséparable. Des gens paisibles et serviables qui ne connaissaient pas l’ingérence dans les familles du quartier, sans être indifférents.
Petru (lire Pétrou=Pierre) était borgne. Vidée de son organe, l’orbite de son œil droit était habitée par une demi-bille. Loin d’être complexé, il se servait de cette infirmité pour effaroucher les enfants en les poursuivant avec le faux œil à la main. Cette exhibition qui faisait crier les filles d’effroi l’amusait beaucoup.
Avec le temps, nous ne craignions plus ce morceau de porcelaine parfaitement dessiné pour donner l’illusion d’un organe vivant. Il nous l’avait présenté à plusieurs reprises, c’était une véritable œuvre d’art pour nos jeunes esprits.
L’homme était passionné de pêche. Malgré sa vision limitée et partielle, notre ami était très habile pour se déplacer sur les rochers qui émergeaient du Sant’Antonu, l’amont du Rizzanese. Un fleuve au débit déjà important dès la montagne.
Généralement nos torrents, souvent rivières, sont moins impressionnants et moins dangereux à traverser.
L’homme était dans son élément, nous le regardions avec une certaine crainte, sauter d’un rocher à l’autre, sa canne à la main et la musette en bandoulière. On aurait dit une ballerine faisant des pointes aériennes pendant ses entrechats. D’une légèreté incroyable par-dessus le courant vif, évitant de justesse la glissade promise sur des pierres vertes de mousse et de lichens humides. Il ne voyait pas que nous nous arrêtions pour retenir notre souffle devant son assurance ou, plutôt, son inconscience. Il se retournait pour nous inviter à le suivre puis filait pour être le premier à un poste convoité. Il connaissait la moindre coulée, le moindre calme derrière un rocher et surtout le poste où se cachait la truite de Tinu. On l’appelait ainsi, car Tinu un autre passionné de pêche, l’avait ferrée à plusieurs reprises sans jamais l’attraper. Juste un survol de l’onde pour l’émotion. Il en avait fait une légende par ses récits dans les bars du village et chacun jurait de l’exhiber un jour. Une truite de taille imposante, plusieurs fois sortie de l’eau et jamais prise jusque-là. Elle faisait des pirouettes brusques et nerveuses, se montrait en l’air, avant de replonger dans son élément pour nous donner le frisson. C’était l’objectif de chaque journée de pêche : arriver le premier à cet endroit avec l’espoir de ferrer fermement le salmonidé pour pouvoir crier « je l’ai eue », puis la présenter à son inventeur, Tinu.
On aurait dit que la truite de nos montagnes connaissait la contorsion nécessaire pour décrocher l’hameçon ou, c’était plus souvent le cas, pour briser le fil du bas de ligne. Sylvain mon frère, plus dégourdi que moi, se montrait parfois plus prompt que Petru pour arriver le premier à cet endroit devenu mythique. C’est lui qui a eu raison du monstre Tinuesque du Sant’Antonu.
L’odeur si particulière des plantes semi-aquatiques me vient encore aux narines. Et l’image de Petru enfin assis sur un rocher à l’approche de midi, pour se sustenter d’un bout de lard et d’œufs frits fourrés entre deux tranches de pain, surgit dans mon esprit à mesure que j’avance dans le récit. C’était le seul moment de repos avant le retour après une bonne dizaine d’heures de marche dans le maquis et sur les rives escarpées du fleuve.
Pour arriver jusque-là à l’aube, nous partions à trois heures du matin. Trois heures de marche à travers le maquis pour parvenir au bord de l’eau puis taquiner la truite friande d’œufs de saumon prohibés ou de porte-bois. La pêche était sa folie, on ne l’a jamais rencontré bredouille.
Un jour, bien avant l’aube, avec mon frère, nous l’attendions pour un parcours lointain. Il était en retard et s’ébrouait dans une bassine d’eau. Il avait l’habitude de poser son œil inerte au fond du récipient et de se laver le visage les mains jointes en forme de cupule remplie d’eau. Un geste ancestral assez courant chez nous qui n’avions pas de robinet à la maison. Comme d’habitude, il poussa la porte avec son pied pour vider sa cuvette à la volée sur le chemin. Dans sa précipitation, il avait oublié de récupérer sa demi-bille trompe l’œil. Trop tard, elle était partie avec l’eau de la toilette… Par chance, elle n’avait pas rencontré le mur d’en face… ce genre de prothèse ne se trouve pas chez l’épicier du coin.
Une autre de ses passions était la belote. Pour rien au monde, il n’aurait manqué sa partie du soir. On devinait son plaisir, lorsqu’il avait bon jeu, à sa façon de remuer les épaules, de satisfaction, comme s’il cherchait la meilleure position du corps sur sa chaise. Il tirait frénétiquement sur sa cigarette, avalant goulument la fumée. Un gros nuage épais faisait du surplace juste devant les lèvres puis était aspiré d’un bloc : la satisfaction était à son comble. Tous ses gestes et tics trahissaient la composition de son jeu. Nous savions instantanément s’il avait bonne distribution en main ou non. Il pinçait à plusieurs reprises la visière de sa casquette pour l’ajuster sur le côté : tous ses sens étaient en éveil. La table de jeu était petite, juste calibrée pour quatre personnes. Lorsqu’il commandait un café qui allait servir d’enjeu pour la partie, quelque malin de service plaçait la tasse du côté aveugle. Son geste enthousiaste pour annoncer « belote ! » ou « rebelote ! », frappant la table avec l’articulation de ses phalanges pour produire un bruit sec, envoyait valser tasse, sous-tasse, petite cuillère, café et sucre dans un patatras qui désolait Vescu le patron du bar. Non pas pour la casse, il n’était pas de ceux-là, mais pour le mauvais tour que les plaisantins s’acharnaient à lui infliger.
La pire aventure qui lui soit arrivée aurait pu tourner au drame. Une année, son neveu de sept ou huit ans passait ses vacances chez lui. L’ayant perdu de vue, Petru partit à sa recherche et le trouva à la cave complètement ivre. Il venait d’entamer une bombonne de vin et s’était servi quelques lampées du breuvage divin. L’oncle se retrouva nez à nez avec Jean-Batti qui le tenait en joue révolver au poing, en criant « Haut les mains !». Il dut faire preuve de beaucoup de douceur et de sang froid pour l’amadouer avant de le désarmer et, dans la foulée, lui balancer une claque magistrale. Un geste réflexe qui trahissait la peur de sa vie.
L’anecdote la plus amusante est celle de la botte de foin. Lorsqu’il touchait sa pension, cela lui donnait des ailes et du courage pour tenter une amourette très furtive. Il fut surpris par le propriétaire d’un abri à foin alors qu’il se roulait dans la paille avec une donzelle. Ils eurent le temps de quitter précipitamment leur crèche de circonstance. Dans l’affolement du moment, Petru perdit son œil de verre dans l’herbe sèche. Ce n’est que bien plus tard qu’il retrouva son enjoliveur au regard vide et pourtant plein de tendresse…
Si toute ma vie a tourné autour d’une oreille, ceux qui me suivent connaissent l’histoire, Petru a joué la sienne autour de son œil de verre.
Ainsi se déroulaient les vies dans nos quartiers… des histoires d’hommes et de femmes ordinaires. Nous inventions la poudre tous les jours, cette poudre de perlimpinpin qui décroche les sourires sur les visages humains. Petru n’a pas été avare de ses paillettes souriantes.
Il est repassé parmi nous aujourd’hui pour en semer une belle gerbe, juste devant nos yeux…
Le petit plus :
C’est toujours avec plaisir et un brin de nostalgie que je me plonge dans vos récits. Et ainsi je retrouve cette incroyable envie de parcourir les chemins de mon enfance.
Bonjour,
Merci Marie Andrée,
Tout le plaisir est pour moi de savoir que mes récits renvoient les lecteurs à leur propre enfance.
Je me roule dans les souvenirs comme si je n’étais jamais sorti de cette période bénie qui se révèle aujourd’hui.
Nous pensions à devenir grands et voilà qu’on se réfugie dans l’enfance, peut-être est-ce un mal de vieux qui voit le bout de son chemin.
Aucune tristesse, mon chemin fut beau et je compte faire encore quelques pas… 🙂
Bonne soirée.
C’est drôle le sentiment qui nous étreint quand on retourne sur le chemin de notre enfance. Ça doit être ça la nostalgie…..