Le texte qui suit n’est ni le résultat d’une enquête ni un reportage. C’est une impression d’enfance avec toutes les imprécisions et approximations qui en découlent. C’est un peu le principe de l’anecdote qui prend le pas sur les faits précis. Voyez donc le récit sous cet angle.
C’était au milieu du siècle dernier.
Tinu avait signé lui-même son sobriquet « Pas De Chance » tatoué sur son torse. C’est ainsi qu’on le nommait, un surnom, qu’il retrouva un jour, peint en lettres blanches sur la porte de son garage au milieu du village, dans le virage de la Marangona.
On aurait pu le qualifier de « couteau suisse », mieux encore « l’artisans » avec un S à la fin pour son côté singulier et pluriel à la fois. ou « l’homme-jobs » en référence à « l’homme orchestre » chargé d’instruments.
Il ne rechignait devant aucune tâche, cumulant plusieurs métiers à la fois. Mécanicien, électricien, plombier, maçon et pêcheur de truites émérite, de surcroît.
Il semblait s’être aigri puis endurci au contact de particuliers qui l’embauchaient pour un boulot, une besogne, et ne le payaient jamais.
Il était responsable du réservoir d’eau communal planté à flanc de colline, à l’ouest de Cacareddu, en surplomb du village. Préposé au curetage, à la surveillance du niveau, il gérait la distribution de l’eau dans les quartiers. Parfois, en cas de pénurie, il devait fermer les vannes qui desservaient les parties basses du village. Il sélectionnait les sevrages en sachant que sa manœuvre ne plairait pas à tout le monde. Mettant ses mains en porte-voix, il prenait les devants, annonçait la mauvaise nouvelle à la cantonade tout en balançant une salve de mots fleuris à l’adresse de ceux qui oseraient se plaindre, bien avant qu’ils ne pipent mot.
C’est ainsi qu’il se protégeait en dégainant le premier.
Son premier garage était situé dans le tournant de l’église face à la sacristie distante d’une largeur de route. Sainte Marie mère de Dieu, sa proche voisine, en prenait pour son grade lorsque la mécanique résistait à ses bidouillages. Les jurons fusaient sans débourser « Je vous salue » ou tout autre pénitence.
Les vieilles chambres à air servaient à la réparation des fuites d’eau. En les étirant fortement, il colmatait les tuyaux crevés avec un bandage serré, la rustine du plombier. C’était l’usage à l’époque. Parfois une hernie se formait dans le caoutchouc sous la pression de l’eau, on devinait la réparation imminente… l’urgence améliorait son quotidien.
Fin pêcheur, il était à l’origine d’une légende autour d’une truite monstrueuse.
Dans les bars, on s’agitait autour de la truite de Tinu postée sous un rocher qui portait son nom, « u cantonu di Tinu ». Il avait devancé la pub « un jour je l’aurai, je l’aurai un jour ! » A plusieurs reprises, il l’avait sortie de l’eau sans jamais parvenir à la capturer. Soit elle se décrochait, soit elle cassait le bas de ligne.
L’endroit situé dans la partie haute du Rizzanese dit « U Sant’Antonu » n’était pas la porte à côté, il fallait marcher plusieurs heures dans le maquis avant de parvenir sur les lieux.
Lorsqu’il traquait le salmonidé, en homme averti, Tinu montait directement son hameçon sur la ligne principale pour éviter la casse mais jamais il ne parvint à assurer sa prise. Chaque fois que nous partions à la pêche dans le coin, nous visitions en priorité son rocher pour tenter notre chance aussi. C’est mon frère qui eut le bonheur de la sortir de sa tanière. Un monstre en effet ! Une truite hors normes pour nos latitudes, on aurait dit un saumon venu du Canada passer ses vacances dans notre rivière. Je n’ose vous avancer une dimension, vous me prendriez pour un pêcheur menteur mais je vous assure qu’elle était grosse et longue comme ça. Vous voyez ? Je vous le redis, pour vrai, un monstre ! Les anciens en parlent encore aujourd’hui lorsqu’on évoque le nom de Tinu !
Pendant quelques temps, notre homme, qui n’était pas au courant de l’affaire, tenta sa chance et cessa de fréquenter l’endroit lorsqu’il fut mis au parfum.
Il est grand moment d’en venir à la poule du curé…
Si vous saviez !
Un temps, il tint jardin non loin du presbytère. Il avait prévenu le curé de garder sa poule blanche avide de liberté, un peu trop envahissante, qui gallinait* trop souvent dans son potager. La géline trouvait la parcelle bonne et se plaisait à gratter la terre féconde, à coup de pédales intempestifs. Se croyant seule au monde, elle déterrait joyeusement les graines au grattage avant de les picorer vivement. Avalait goulûment les plantules nouvellement sorties de terre en étirant le cou vers le ciel. En bonne poularde catholique, bec entr’ouvert adressé aux anges, elle semblait remercier Dieu de toutes ces bonnes friandises. Tinu en avait assez de chasser la volaille à coup de pierres qui ricochaient en décapitant quelques plantes au passage. Lorsqu’il se lançait à ses trousses, elle zigzaguait devant lui, les ailes battantes avant de traverser la haie « di Santa Cruci » pour trouver la paix dans le jardin voisin. La situation devenait explosive.
Allez savoir pourquoi, durant de longs jours on ne vit plus Blanchette, elle avait déserté les lieux. Un samedi de mois d’août, depuis la route, avant même d’entrer dans le potager, notre jardinier aperçut poulette toute guillerette en train de perforer ses cœurs de bœuf parvenus à maturité. Elle se délectait de fruits bien rouges et juteux sans faire de détail allant de l’un à l’autre, produisant grand gaspillage. « Pas de chance » assailli par la colère fit demi-tour jusqu’à sa demeure, revint avec son calibre douze et sécha la gallinette au milieu des tomates… puis se dirigea vers le presbytère à vingt pas de là, annoncer au curé que le lendemain, dimanche, serait jour de poule au pot. Sans rien dire, l’homme d’église maintes fois sermonné alla récupérer sa volaille laissée sur place. C’était la procédure habituelle.
L’histoire ne dit pas si la poule passa à la casserole et si elle eut droit à quelques prières puis à une absoute pour la délivrer de ses péchés capiteux.
Jamais, on ne sut si elle fit régal au presbytère ou si elle fut ensevelie en catimini…
Tinu était homme authentique qui ne connaissait pas la langue de bois. Un caractère bien trempé, le verbe haut perché, la diatribe facile, il tonnait ses sentiments en cinéma scope avec des mots hautement technicolors. Les jours de rogne contre quelqu’un, notre homme fulminait, triait les lettres de son prénom pour l’écrire en anagramme, il devenait sombre comme la nuit*.
Galliner = Verbe inventé pour la circonstance qui signifie déambuler sans vergogne dans le jardin des autres.
Nuit = Anagramme de Tinu
U cantonu = Le rocher
Voici le commentaire de sa fille lors de la première version de mai 2018.
Lucie mathias
16 Mai 2018 à 3 h 32 min Modifier
Que de souvenirs,que d’émotions qui ressurgissent
J’avais oublié l’épisode de la poule, mais à la lecture de ton texte, à trois heures du matin, je me suis retrouvée cinquante ans en arrière
Un souvenir en engendre un autre et l’on remonte le fil de sa vie
Tes commentaires rapprochés de cette photo, que je voyais pourtant tous les jours, m’ont fait voir les choses sous un autre angle
Le hasard fait que pendant tu songeais à écrire ce texte, de mon côté je pensais beaucoup à mon père…
Merci pour ce clin d’oeil
Très beau
Très beau!
Quelques lignes bien écrites et plein de souvenirs refont surface. C’est avec une vive émotion que je me suis revu suivant pas à pas mon père de qui j’ai tout appris. J’ai revécu ces anecdotes inoubliables qui m’ont replongé dans le passé. Ça fait chaud au coeur de voir que les années passent mais que le souvenir de mon père reste toujours présent. Je te remercie pour ce moment d’émotion.
Le plaisir était pour moi, de replonger dans le passé que je ne cesse de célébrer.
J’ai été observateur de ce temps béni.
Je suis ravi d’avoir véhiculé cette émotion jusqu’à toi.
Bona sera.