La traversée de l’enfance s’effectue sans que l’on mesure la portée des rencontres, on les pense anodines, on les efface ou élude rapidement, alors qu’elles sont parfois d’une importance capitale.
Ce fut le cas avec Denise.
Denise était une jeune dame de notre quartier, célibataire, oisive car sans métier. Elle avait réussi son Brevet d’Etudes (BE) ce qui constituait un bon bagage scolaire à l’époque. Elle portait un regard attendrissant sur les jeunes de la Navaggia, nous conseillait afin que nous ne sortions trop souvent du droit chemin.
C’est elle qui me fit découvrir le cresson sur le plateau de Ciniccia situé à trois kilomètres environ de nos demeures. Des nappes aquifères de surface se formaient sur la partie basse de la piste réservée aux courses hippiques, après les pluies. La terre argileuse ralentissait les infiltrations retenant des mares de faible profondeur où naissait un champ de cresson, au milieu du printemps. Nous en ramassions une quantité assez importante pour ravitailler une partie des familles d’Ambruginu au plus bas de la Navaggia.
C’est elle qui me fit connaître la vallée Archigna à quelques kilomètres que nous gagnions par un chemin muletier. C’était la saison des fruits. J’adorais les grosses pêches blanches que l’on disait « scupulaghjoli ». Elles se détachaient facilement en deux hémisphères par simple torsion et sans laisser couler de jus. Leur chair bien blanche, était douce et légèrement sucrée avant de devenir farineuse à maturation. Les pêches de vigne plus petites et croquantes avaient une tendance à sécher en améliorant le sucré. Denise aimait par-dessus tout les figues. Elle avait son figuier favori, un vieil arbre aujourd’hui, plus que centenaire. On dirait qu’il a courbé l’échine sous le poids des ans et semble ramper ne supportant plus la charge de ses fruits. Il produit toujours. Je me souviens d’une fois, nous étions descendus trop tôt dans la saison, les marisques déjà bien développées n’étaient pas encore assez mûres. Denise faisait le tour de l’arbre, les bras au ciel tâtant chaque fruit accessible pour en trouver un consommable. Son frère Marco qui prenait repos, allongé dans sa chaise longue, la regardait depuis un bon moment, puis voyant qu’elle insistait, lui adressa :
- O Denisa, pramugnali tutti e à andà à sta sera saranni maturi ! (Denise, presse-les toutes et d’ici ce soir elles seront mûres)
Denise admirait son frère et connaissait son sens de l’humour, elle a souri tout en poursuivant sa recherche.


La vallée d’Archigna, j’en ai rêvé les samedis, dans la région versaillaise. C’était mon jour de spleen. Mué en rapace pacifique, je survolais les vignes et les vergers avec une lenteur infinie, accompagné par « Porto Rico » une chanson que je passais en boucle. Je n’ai jamais compris le rapport, c’était la seule musique capable de me transformer en oiseau et me conduire si loin pour revisiter mon enfance. Parfois, je me cachais et pleurais en secret.
Quelques années plus tard, Denise devenait notre ange gardien veillant sur les allées et venues du principal du collège. Il avait instauré une période de confinement après 18 h, bien avant le coronavirus. Nous avions interdiction de sortir de chez nous, pour nous obliger à travailler nos devoirs, pensait-il. Il parcourait tout le village avec sa Volkswagen bleue, infligeant des punitions à tous ceux qui se faisaient choper. Nous organisions des parties de foot sur la Piazza di Coddu, Denise se postait dans le virage de Pilili à une centaine de mètres et dès qu’elle apercevait la voiture bleue qui débouchait au niveau du presbytère, suffisamment loin pour que nous ayons le temps de déguerpir, elle criait, « C’hè u lupu ! » (Il y a le loup !). La place se vidait instantanément, le principal faisait toujours chou blanc dans notre quartier.
Le plus important restait à venir.
Notre voisine suivait ma scolarité sans en donner l’air, elle avait constaté que je ramais pas mal en primaire. Parfois elle m’aidait à faire mes exercices de français.
Chez nous, il n’y avait aucun livre. Juste une pile de journaux que mon père ramenait du bar. Ce n’était pas pour nous informer des dernières nouvelles, lui ne savait pas lire et c’était le lot de l’ensemble de la famille. Les feuilles du quotidien nous servaient pour enrober les tomates trop vertes afin qu’elles mûrissent plus vite, à recouvrir le vieux fer à repasser chauffé dans la braise, avant de l’emmailloter avec un vieux pull de laine pour en faire une bouillote. C’est ainsi que nous réchauffions les lits, l’hiver. L’encre mal fixée nous noircissait les doigts et les fesses lorsqu’il servait de papier hygiénique.
Un jour Denise, alors que j’étais seul à la maison, débarqua avec un mystérieux paquet. C’était le vieux dictionnaire de son frère, il ne s’en sert plus disait-elle, cache-le et n’en parle à personne.
C’était un dico du début du siècle qui avait fait son temps. La couverture en coton gris presque kaki était déchirée çà et là, la gouttière détachée du dos et quelques pages cornées par l’usage intense.
C’est avec ce dictionnaire que j’avais caché dans une boite sous le lit, que j’allais attraper le goût des mots.
Je cumulais toutes les caractéristiques du mauvais lecteur. Lecture chaotique, ânonnée le plus souvent, compréhension fine inexistante par manque d’aisance et de vocabulaire, une faible capacité de lecture. Au bout de deux ou trois phrases, je rendais les armes.
Tous les soirs, je sortais mon recueil préféré de sa cachette et je me mettais en quette de mots, sous les draps, en éclairant les pages avec une lampe électrique.
Mes premiers pas, je les fis avec des mots illustrés, l’image m’aidait à donner du sens et donc à comprendre puis progressivement je tentai les vocables abstraits sans illustration. Cela dura plus de deux années sans que personne ne se doute de mon manège nocturne. C’était devenu un plaisir.
Je sais que quelques personnes ont contribué, sans le savoir, à ma « réussite » future. Il m’arrive de penser que Denise, en m’offrant le dictionnaire, m’a sans doute sauvé d’un naufrage total. Elle est arrivée à temps.
Je suis encore étonné de constater qu’un galérien de la lecture et de l’orthographe soit devenu l’ange gardien d’enfants qui prenaient la direction de la même galère.
Les choses de la vie n’ont pas fini d’étonner, elles surgissent, sautent ou plongent. Elles vont à sauts et à gambades imprévisibles et surprennent parfois. Elles ne visent rien, n’ont aucune intention, elles construisent, font ou défont ce que nous sommes.
Mon parcours de vie fut difficile, c’est aujourd’hui, du haut de mon âge, que j’en prends totale conscience.
Pas de stigmates douloureux, pas une souffrance imprimée dans ma mémoire, il me reste le souvenir d’un parcours heureux, rempli de joies et de sourires. J’ai oublié, effacé peut-être, le côté vaseux et peu réjouissant dans lequel certains s’enlisent ou se complaisent à perpétuer.
Je suis né dans une famille de basse condition où l’analphabétisme était roi, un substrat qui m’a conduit à un épanouissement qui me ravit.
Je suis un champignon saprophyte ! Sans doute. 😉
