Reprise d’un texte écrit en janvier 2013.

Il y a belle lurette que j’aurais dû écrire ou plutôt que je voulais écrire cette anecdote vécue en compagnie de mon ami Roger. Si je ne l’ai pas fait, c’est par peur de me tromper sur certains détails devant le professeur es-Petite-Reine qu’est mon ami. En effet, c’est de vélo et de cyclisme que je vais vous parler aujourd’hui.
C’était l’été, un été comme tous les étés dans nos villages de montagne. Un après-midi plutôt chaud et Paccionitoli fêtait son saint patron. A l’époque, nous étions encore des fervents de la pétanque et nous ne manquions pas une compétition dans l’Alta Rocca.
Cette année-là, nous nous étions rendus dans le village voisin à tout hasard. En arrivant près des chênes, juste avant les premières maisons, là où se déroulent les concours habituellement, une foule importante semblait affairée. Ce n’était pas une ambiance de pétanque, des gens aux couleurs vives se penchaient sur des vélos : une course cycliste se préparait.
J’adore ce sport et je pris grand plaisir à déambuler parmi les engagés en quête d’informations, peut-être y croiserai-je une vedette locale ? Quelle surprise de tomber nez à nez avec un ancien partenaire de foot portant le numéro 14 épinglé sur sa fesse droite. Cela faisait quelques années que je ne l’avais rencontré… Il avait pris beaucoup de poids et dépassait probablement le quintal. Devant ma surprise de le voir courir une compétition officielle, il m’avoua qu’il était entrainé et qu’il comptait bien montrer sa forme du moment.
Dans ses jeunes années, Roger ne manquait pas une course et faisait partie des officiels autorisés à suivre le peloton lors de l’incontournable course de la fête de la Saint Laurent à Lévie… Souvent, nous évoquions le dynamique président de poche du cyclisme insulaire dont j’ai oublié le nom. Un homme petit de taille mais terriblement efficace dans son domaine. Roger en parlerait mieux que moi. On se remémorait les exploits des Fanfan Bartoli, Cisarucciu, Marchetti… et Porcu venu de Sardaigne, le casse-cou qui dévalait les pentes à tombeau ouvert. Ce dernier creusait les écarts à la faveur d’une longue descente au péril de sa vie mais perdait presque toujours le bénéfice de son avance au cours d’une escalade prolongée. Une année, il se retrouva au fond d’un ravin entre Lévie et Carbini, à la suite d’un superbe soleil. Les suiveurs témoins de sa chute spectaculaire avaient craint pour sa vie. Giovanangelli à l’éternel maillot rouge était habitué à la dernière place ou à l’abandon. Un cycliste attachant qui aimait fendre la foule tenant son vélo par la selle, les lèvres blanchies par une sorte d’écume. Il était très populaire et savait en jouer. Et puis, celui qui a marqué son époque, raflant toutes les courses de montagne, Subreru reconnaissable entre mille à son bras gauche nettement plus court que le droit… (c’est peut-être l’inverse, j’ai un doute)
Tous ces souvenirs d’enfance étaient remontés à la surface. J’avais très envie de suivre cette course en circuit. Paccionitoli, San Gavino, Zonza, Pelza et Paccionitoli à parcourir deux fois, soit environ une quarantaine de kilomètres. Une distance qui peut paraître courte : un troisième tour aurait créé une hécatombe dans le peloton car plus de la moitié du parcours s’effectuait en côte.
Nous n’avions pas l’accréditation nécessaire pour accompagner le peloton et Roger me suggéra de partir juste après le départ pour suivre à distance.
Les coureurs s’étaient élancés, nous étions prêts pour le périple. Arrivés au stade de l’Ora à l’entrée de San Gavinu, un coureur s’agitait dans le fossé de gauche comme un scarabée, jambes et bras en l’air.
C’était notre ami en surpoids qui venait de déraper sur le sable, nous annonça-t-il. Une fois remis sur pied, il nous assura qu’il allait bien et pouvait poursuivre. Il tenait coûte que coûte à passer au moins une fois devant ses amis du village. Il avait pris beaucoup de retard dans la descente et nous demanda si on pouvait le conduire dans la voiture jusqu’à Zonza. Il effectua une dizaine de kilomètres de montée couché à l’arrière de la voiture, la tête et le maillot masqués par une chemise. Son vélo était dans le coffre laissé vide par habitude. Roger lui annonçait les coureurs que l’on dépassait. Notre cycliste riait sous sa chemise à chaque annonce, et encourageait à continuer mais sans tous les dépasser. Arrivés au col de Pelza, avant de dévaler la pente jusqu’au village, il ne restait plus que trois cyclistes devant lui.
On devinait, à son regard perdu dans le vague et son sourire énigmatique accroché aux lèvres, toute la satisfaction de surprendre son monde en effectuant le premier tour en si bonne position.
Remis en selle, il se lança à corps perdu dans la descente vers le premier passage de la ligne d’arrivée dans une allure vertigineuse à vous glacer les sangs. Il frisait les ravins à toute vitesse risquant à chaque instant de se retrouver parmi les pins. Je retenais mon souffle, le regardant pédaler comme un dératé, j’ai même prié pour lui, c’est vous dire…La surprise fut grande de le voir franchir le premier tour en quatrième position. Etonnés, enthousiasmés, ses copains l’applaudissaient à tout rompre … et lui, secouait ses épaules jouant au vrai cycliste, moulinant comme en plein sprint d’arrivée. Il a filé comme une flèche sans jeter un regard vers ses amis montrant qu’il était décidé à bien figurer.
Parvenu à l’endroit de sa chute, il nous attendait. Ses yeux brillaient, il rêvait presque de victoire : elle n’était plus qu’à quelques accélérations de voiture. Roger lui suggéra de continuer en autonomie jusqu’à la sortie de San Gavinu. Nous l’attendions dans les châtaigniers. Il semblait au bout du rouleau. Il s’était accroché à la portière de mon côté et soufflait comme un phoque. J’eus à peine le temps de dire : « il faut arrêter, il n’en peut plus ! », son vélo glissa sous la voiture, il s’affala sur l’asphalte et en fut quitte pour les genoux couronnés… la roue avant de son vélo complètement tordue…
Nous étions en train de le réconforter lorsqu’une voiture d’officiels s’arrêta juste derrière. Une femme en furie en sortit et se mit à crier « Où étais-tu ? On t’a cherché partout. Il parait que tu es passé en quatrième position au village et on ne t’a vu nulle part… Par où es-tu passé ? Je t’ai dit de rester à la maison ! … Voilà dans quel état tu es maintenant… » Vous l’avez deviné, c’était son épouse qui figurait parmi les organisateurs de la course…
Elle nous a demandé s’il s’était accroché à la voiture, c’est lui qui a répondu : « Tu es folle, j’étais en forme, je montais en danseuse et j’ai dérapé sur le sable ! »
Sans demander notre reste, nous sommes repartis gardant longtemps secrète cette histoire surprenante… Il y a prescription aujourd’hui. Une trentaine d’années se sont écoulées depuis (temps réactualisé). Pris dans le feu de l’action, nous n’avions pas imaginé un tel scénario…
L’été sur la Piazzona, il nous arrive encore de raconter cette anecdote… c’est toujours l’occasion de faire un tour par le passé comme semble l’évoquer l’image qui suit.
A l’été prochain mon ami ! Si corona veut bien !



