Le bonheur a oublié de frapper à notre porte. Maman, dépressive de longue date, était complètement déboussolée. Entre elle qu’il fallait soutenir et moi remplie de tristesse, incapable d’amener le moindre sourire dans ce tableau peu réconfortant, père se débattait pour ne pas perdre le nord. Et pourtant, il lui arrivait de le perdre ce nord lorsqu’à bout de patience, il me fichait des raclées dont peu m’importait de savoir si elles étaient méritées ou non. Je demeurais stoïque et inactive dans ce monde d’échec permanent.
Voilà ce que me disait le regard fixe, triste et silencieux de Stéphanie.
Cette fille intelligente, bourrée de possibilités, s’était éteinte. Elle s’était mise en panne pour ne plus offrir que son visage désespérément fermé. Elle ne demandait rien à personne, mais ne parvenait pas à se faire oublier malgré l’effacement total qui la caractérisait. Cet effacement monumental, doublé d’un cri aphone, constituait presque inévitablement un appel au secours visible et audible à des milliers de kilomètres. Cette luciole à la lumière froide clignotait au centre de sa classe en signe de détresse… Ce jour-là, elle était devant moi, toute la misère du monde sur le visage, le regard bas, l’esprit ailleurs.
– C’est triste ! Lui dis-je.
Elle releva les paupières pour me jeter un regard oblique mais elle ne dit rien.
– Je crois que je ne t’ai jamais vue sourire.
Elle ne broncha pas, son grand abattement lui imposa à nouveau le silence.
– Ça va en classe ?
Elle haussa les épaules en signe d’indifférence. Ce qui se passait en classe n’était pas essentiel pour elle.
– Et à la maison ?
– Pas bien. Dit-elle du bout des lèvres.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Maman, ça va pas et papa aussi.
– Et toi ?
– Moi, je ne sais pas.
– Qu’est-ce qui ne va pas chez maman ?
– Elle est triste, elle pleure…
– Et papa ?
– Il me gronde, il est souvent en colère…
– Et toi ?
– Moi, je ne sais pas.
– ……….
– Si je te disais que tu peux aider tes parents ? Si tu les encourageais ? Si tu leur disais ne vous inquiétez pas pour moi… J’ai décidé de me réveiller… En classe ça va s’arranger… ? Tu sais, les enfants aussi peuvent aider les parents…
Stéphanie me regarda d’un air sceptique et intrigué à la fois : elle ne semblait pas trop croire à mon boniment.
– Si tu ne me crois pas, tu peux toujours essayer. Au lieu de rester triste toute la journée à penser que cela ne va pas, tu pourrais essayer de mieux travailler, ça ferait peut-être du bien à tout le monde, à commencer par toi !
Un léger sourire se dessina au coin de ses lèvres. Elle n’écoutait plus depuis un moment. Peut-être imaginait-elle sa maison remplie d’éclats de rire, toutes fenêtres ouvertes afin que ce bonheur nouveau se plaise à ricocher sur les portes environnantes.
Il est probablement illusoire de croire qu’il est possible de tirer quelqu’un d’une situation dépressive par un simple « faux dialogue » destiné à faire diversion… Quoique !
L’enfant n’était pas en psychothérapie mais en rééducation de la lecture.
Mon attitude a toujours consisté à fonctionner au feeling, au ressenti immédiat, à l’écoute… Ce mode de communication, simple et authentique, aide quelques fois à ouvrir des pistes, à trouver des voies possibles. Il conduit, parfois aussi à des échappatoires, sortes de soupapes de sécurité, provisoires mais utiles, souvent nécessaires.
Dans un climat apaisé, après une aide de trois mois, je n’ai plus entendu parler de Stéphanie (7 ans ½). Notre objectif était scolaire avant tout, pour qu’elle n’accumule pas trop de retard…
Était-elle sujette à la rechute ? Telle que je l’ai connue, fragile, sans doute.
Un jeune enfant ne sort pas indemne d’une telle épreuve.
La maîtresse constatait une bonne progression et souhaitait l’arrêt de l’aide hors de sa classe. Elle en faisait son affaire désormais.
C’est une initiative intéressante lorsqu’elle émane de l’enseignant.
Son regard avait changé en constatant les progrès, but premier. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails privés… c’est à voir.
Le maîtresse ne se sentait plus en difficulté puisque l’horizon scolaire s’éclaircissait.
L’enfant le ressentait…