Ce jour-là, j’avais orienté mon télescope sur Yacine (entre 7 et 8 ans).
Ce garçon, en apparence assez indépendant et sauvage, plutôt désobéissant, semblait avoir besoin de grands espaces pour s’exprimer. Visage en lame de couteau, nez aquilin, cheveux tirés en arrière et regard lointain, lui donnaient incontestablement l’allure d’un rapace diurne.
Immobile, à l’affût dans un coin de la cour, l’œil vif et scrutateur, Yacine surveillait son territoire. Tout ce qui bougeait à proximité immédiate lui était parfaitement indifférent. Son intérêt, son attention, visaient le lointain à la recherche d’une proie. Soudain, l’enfant effectua deux sautillements sur place et se mit à battre des ailes : le départ était imminent. J’essayai rapidement d’anticiper, tentant de localiser l’éventuelle proie convoitée mais je n’aperçus aucune victime potentielle dans ce « va et vient » perpétuel. Seul l’épervier semblait isolé, détaché de tout dans l’apparent désordre de cette foule grouillante. Et puis ce fut l’envol, superbe, silencieux. Les ailes largement déployées, Yacine slalomait entre les enfants, passant au millimètre sans les toucher. Cette flèche ondoyante s’abattit brusquement sur une des maîtresses de service, à la manière d’un trois quart centre effectuant un placage. Ses ailes enserraient la taille de la maîtresse. La joue collée contre son ventre, les yeux clos, l’épervier demeurait immobile jusqu’à ce qu’une rebuffade le ramène à la réalité.
Ainsi, malgré cette énergie, cette apparente indépendance, ce physique d’oiseau de proie, Yacine avait besoin de revenir au nid maternel qu’il ne parvenait pas à quitter. Cette quête affective perpétuelle était toujours repoussée sans ménagement – « Tu peux pas aller jouer plus loin ? » – si bien que notre épervier ne put que tardivement s’éloigner d’un vol serein… mais toujours vulnérable.
Ces observations, en apparence anodines, étaient une source précieuse d’informations. Ma salle, située au premier étage de l’établissement scolaire, constituait un excellent belvédère pendant les récréations. De là, je pouvais compléter, affiner certaines idées que je me faisais des enfants. Cette scrutation in vivo dans un biotope grandeur nature rendait plus aisé le repérage des leaders, des agressifs, des querelleurs, des méfiants, des craintifs, des malins, des pleurnichards ou des soumis. Un regard nouveau, une approche complémentaire. Hors du cadre de la classe et de toute pression adulte, les enfants livrés à eux-mêmes cherchent leur place parmi les autres camarades, en l’occurrence ignorés.
Yacine transportait seul son bagage familial, un fardeau trop lourd qui l’éloignait de toute disponibilité scolaire. Il cherchait à déposer aux pieds des autres cette valise trop pesante pour lui. Un père absent, une mère écrasée de responsabilités, totalement dépassée, sans doute dépressive, inconsciente de l’état de son enfant, le maintenait à distance de toute affection. Empêtrée dans ses difficultés, sa maman entretenait cet état de distance pour qu’il gagne en autonomie. Elle pensait bien agir, alors que l’enfant s’enlisait dans la dépendance affective. Son indisponibilité pour la chose scolaire devenue subalterne, constituait un obstacle sérieux aux apprentissages de base.
Un enfant tentait de se construire avant d’être écolier.
Un peu de lumière, un brin de lucidité… Une approche systémique semblait urgente pour rétablir les réseaux de communication dans ce monde totalement déconnecté, inconscient du drame qui se jouait en son sein. Un enfant cherchait à se construire dans l’indifférence générale.
En quête d’un regard, d’un sourire, d’une attention et d’une once d’affection, sans doute trop en quête, Yacine agaçait, ne recevait que rebuffades et rejets…
L’approche systémique mettait tout le monde, mère, enseignants devant une réalité qui échappait à tous. On le pensait turbulent, désinvolte alors qu’il se débattait pour quêter le regard des autres.
Le coucou et l’oison étouffaient sous le poids de l’affection et d’une attention excessive, l’épervier scrutait son ciel pour fondre sur un peu d’amour.
Comme toujours c Ȏtait super beau Missiau
Merci Nana.
Encore une demain « La luciole », les autres je te les raconterai lorsque tu viendras chez nous, après le confinement.
Je t’embrasse. 🙂
Missiau.