L’oison.

Comme le « coucou », l’oison était bien nourri.
Ses parents veillaient à lui offrir bonnes denrées, bonnes vitamines pour le maintenir en bonne santé.
Ils « soignaient » sa scolarité en forçant les apprentissages de sorte qu’il paraissait « singe savant » masquant son anxiété par un débit de paroles, incontrôlé.
Personne n’avait remarqué cette immaturité travestie.
On le trouvait intéressant, intéressé alors qu’il ne faisait que répondre au désir de ses parents.

Jovial, joufflu, gavé de syllabes avalées de travers, Cédric était coincé entre la maternelle et le CP. Papa et maman faisaient des efforts désespérés pour qu’il apprenne à lire, vaille que vaille, quitte à lui expliquer le contraire de ce qui se pratiquait en classe.
Ainsi, goinfré de contradictions qui lui restaient sur l’estomac, Cédric ne restituait pour toute lecture, que les débris de son indigestion sous forme d’inversions et de confusions nombreuses. Ces produits de crachotements et régurgitations m’étaient contés afin que je les analyse dans mon laboratoire. Peut-être était-il plus urgent de procéder à un lavage d’estomac ?

Lorsque je reçus Cédric pour la première fois, je dus patienter longtemps avant de pouvoir en placer une. Très volubile, il me fit un cours d’astrologie interminable. Il semblait tellement heureux de raconter, s’épancher, que j’hésitais à lui parler de lecture. Au fond, visiblement angoissé, il faisait tout son possible pour retarder au maximum cette éventualité. Probablement, l’environnement où l’on ne pouvait jeter un regard sans tomber sur un livre, l’avait-il mis sur ses gardes ?
Lorsque je me résolus à lui demander sans préparation (alors que je pensais qu’il ne fallait pas le faire, mais je tenais à le tester d’emblée) : « Tu aimes lire des livres ? » J’ai bien cru qu’il allait s’étouffer.
La jubilation qui faisait tant plaisir à voir se coinça dans sa gorge et son visage se congestionna : « En voilà encore un qui veut ma mort » pensa-t-il sous apnée. Mais comme il avait l’habitude d’obtempérer, il reprit très vite ses esprits pour me répondre :

–          Ouiii… J’aiii…me !
–          Tu sais lire ? Tu arrives à lire ?
–          Non, je me trompe tout le temps.
–          Alors, comment peux-tu aimer ça ?
–          C’est bien de savoir lire… me dit-il avec une assurance de grand père. On lit sur les panneaux, on lit des lettres d’amis… Il faut lire dans la vie. (La leçon était bien retenue et parfaitement récitée)
–          Dis-moi, si je te montrais comment il faut faire pour apprendre à lire, serais-tu capable de garder le secret ? Tu ne le dirais à personne ?

Cédric marqua un temps d’arrêt comme s’il avait flairé la supercherie, un instant méfiant…
Très vite son enthousiasme de façade reprit le dessus.

–          Tu connais le secret ?
–          Mais, oui !…  Je veux être sûr que tu ne le diras à personne.

Là-dessus, l’enfant ferma les yeux et toute la joie du monde s’échappa en un vaste éclat de satisfaction. Après quelques instants de presque pâmoison, il me regarda les yeux remplis de bonheur et me dit :

–          D’accord, allez d’accord !
–          Ni à la maîtresse, ni à tes parents ? Promis ?
–          Promis !

En faisant exactement le contraire de ce qui avait été pratiqué avec lui, en rentrant dans son jeu d’enfant encore immature, je venais de gagner son adhésion, peut-être sa confiance.  Cédric allait apprendre à mâcher, déguster à son rythme sans que la nourriture se bouscule au portillon.
Lorsqu’il quitta ma salle, il voulut partir seul, de peur que je ne trahisse notre secret… Il s’éloigna dans le couloir, l’index sur le nez, libérant un « chut » discret.
Cédric commençait à avoir faim, on allait pouvoir oublier le gavage.

Ces cas d’immaturité affective ne sont pas les plus simples à traiter. Il faut trouver le bon compromis, gagner la confiance de l’enfant, remettre de l’ordre dans ses pensées et son savoir naissant. Lui faire oublier qu’il doit être le petit champion de la famille, s’intéresser à la chose scolaire de son âge, trouver son rythme d’apprentissage sans avoir à épater papa et maman.
Le plus difficile reste à calmer les angoisses des parents dont l’enfant, devenu éponge, absorbe toutes les nuances. Ce beau monde surnage sur des sables mouvants s’enfonçant progressivement sans la moindre conscience tant que l’immersion n’arrive au menton.
Cédric comme beaucoup d’autres avait tout pour suivre une scolarité normale. En attendant, il fallait bien justifier l’angoisse des parents et résister à leur désir de le voir grandir très/trop vite.
Un terrible dilemme engendré par un désir incontrôlé qui flatte les égos.

Tant que père et mère n’ont atteint leur maturité d’adulte, il y a péril pour l’enfant.

3 Comments

  1. A reblogué ceci sur Les choses de la vieet a ajouté:

    A méditer aussi.
    Les parents avaient fait des études supérieures, ce qui certes ne garantit aucun équilibre de la personnalité, et s’inquiétaient que leur petit ne soit déjà singe savant…

      1. C’est possible mais il devait être couplé avec un autre.
        Parfois je les publiais par deux ou trois…
        Il va falloir que je m’y mette sérieusement pour un recueil, il y a matière à réflexion.

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