A pupusgia. (La huppe)

Dans une première version sous le titre « Voir son père une dernière fois. »

Chaque fois que j’entends parler de pupusgia ou de huppe, ma mémoire me renvoie au 25 décembre 1980.

Mon père était au bout du rouleau et moi à l’autre bout de la France. J’avais quarante-huit heures pour rentrer chez moi et le revoir une dernière fois, d’après les estimations médicales. Le coup de fil était alarmant : « Si tu veux voir ton père vivant, vole, dépêche-toi, il t’attend… »

Rarement en costume, le voici à Marseille avec son beau frère Jean. (Il est à gauche)

C’était un 25 décembre, les avions étaient remplis de longue date, il fallait mettre le cap sur Marseille où mon frère m’attendait.
A six heures, ce matin-là, la gare de Lyon était presque déserte, les provinciaux installés dans la capitale avaient massivement quitté Paris. J’ai attrapé le premier train, presque un omnibus qui me semblait d’une lenteur infinie. Un voyage éternel.
Les arbres défilaient à contre sens à travers la vitre, en variant l’allure comme des boumerangs qui me revenaient en pleine figure. J’avais l’impression de voir défiler ma jeunesse à différentes vitesses, m’attardant sur des moments marquants. Je revisitais notre passé.
Papa heureux de bêcher le champ des autres, heureux de courir les rues du village avec son tombereau et son âne Roland à la manœuvre pour accomplir son métier d’éboueur d’un autre temps. Ils s’entendaient comme larrons en foire, deux compagnons joyeux sous le regard amusé de touristes qui les suivaient jusqu’à la décharge située à la sortie du village.
Papa qui m’attendait dans la cour de récréation avec une banane, cherchant à savoir si j’avais bien travaillé mon examen de passage en sixième.
Papa qui me faisait traverser le village avec mes prix enrubannés. En ce jour de palmarès du lycée, il était fier comme un sous-préfet en visite dans les quartiers, serrant des mains et me montrant du menton… Il savourait ainsi sa revanche sur la vie, lui l’analphabète dont la scolarité s’arrêta à la grille de la maternelle.
Papa qui annonçait la naissance de son petit-fils à coups de mousqueton italien de la dernière guerre, tirés par la fenêtre de sa chambre. Il avertissait ainsi le quartier de l’arrivée de celui qui porte désormais son nom et son prénom.
Notre vie défila ainsi jusqu’à à la gare Saint Charles. Un long périple sans trace de lassitude, une journée perdue par ma mémoire d’ordinaire si active. Un long rêve et une absence totale des visages qui m’avaient accompagné durant le trajet. Je n’ai vu personne, parlé à personne comme un être téléporté dans le passé en ignorant tout du présent.
Mon frère était au rendez-vous de 17 heures, nous n’échangeâmes que quelques banalités sans évoquer papa.

Le bateau quittait le port vers 19h. Nous étions embarqués pour un dernier espoir : celui d’arriver à temps. Mon frère savait déjà la nouvelle, survenue durant mon voyage en train : père était parti sans nous attendre. Il a bien essayé de prolonger son souffle mais son corps harcelé par la faucheuse n’a pu mener le combat jusqu’à nous. Sylvain avait temporisé cherchant le moment propice pour m’annoncer la fin de l’histoire paternelle.
Le cercueil n’était pas fermé, on nous attendait pour un dernier zip du sac mortuaire. Je l’ai retrouvé serein presque comme je l’avais toujours connu. En fin d’après-midi, au moment du rosaire, les femmes se précipitaient dans la petite chambre obstruant le passage, je suis resté dehors ne parvenant pas à me frayer un chemin. A la fin des prières, je suis retourné le voir. La pièce était sombre, les volets fermés. Un endroit minuscule où pour la première fois les odeurs avaient changé. Il y flottait des parfums mêlés de cire chaude et d’encens que le prêtre convoyait avec lui à chaque office. Deux cierges à la lumière blafarde, orangée, minimaliste dont les petites flammes tremblotaient à chaque mouvement dans la pièce.
Une vie venait de s’achever dans notre chaumière. Une vie ordinaire que nous avions remplie de surprises, de moments joyeux et d’avenir prometteur. Nous transformions chaque moment difficile par un passage vers des jours meilleurs. Je me formais, inlassablement, aux contrastes de la vie comme des nécessités toujours constructives, du froid vers le chaud, de la douleur vers le mieux être, de l’aria triste à la mélodie enchantée. Une vie parfois de galère promettant des jours heureux…

Puis ce fut la veillée chez les amis voisins. Une soirée traditionnelle, une nuit classique de veillée. Jusqu’à minuit ce fut le silence à ne plus savoir où planter son regard. Je fixais un tableau pendu juste en face et pourtant je serais bien incapable de le décrire aujourd’hui. Je regardais sans voir, c’était juste un support pour poser les yeux mais les idées voyageaient inlassablement dans le passé aux côtés de mon père.
Nous étions alignés contre le mur, assis sur des chaises, nous nous levions dès qu’un villageois entrait pour nous donner l’accolade et présenter ses condoléances. Un « debout- assis » cadencé, presque réglé toutes les dix minutes, dura ainsi jusqu’à minuit environ.

La pièce se vidait, il ne restait plus que quelques personnes. C’était le coup d’envoi pour les anecdotes en tous genres. C’est à ce moment de la nuit que les visages se détendent et que l’atmosphère devient moins pesante.

Après minuit, Abdou se révéla la vedette d’un soir. Cet homme originaire du Mali, installé au village depuis l’âge de 16 ans, parlait le corse mieux que certaines personnes originaires de l’île. Il testait les uns et les autres en demandant de traduire certains mots. L’automne, le printemps, comment dit-on en corse ?  Il réserva son mot favori pour la suite : « Chi hè a pupusgia ? » (Lire poupouja= la huppe). C’était son mot favori pour surprendre, il savait que sa question resterait sans réponse. Les gens des villages alentours qui ne le connaissaient pas encore, étaient tirés de leur torpeur. Les somnolents se réveillaient. La curiosité, l’effet de surprise et l’originalité de la scène les maintenaient en éveil à peine forcé. Puis ce fut le tour des inévitables anecdotes pour détendre l’atmosphère. On ne se gênait plus, les rires fusaient, parfois tonitruants, à la faveur d’une histoire surprenante. Cette détente devenue nécessaire ne dérangeait personne : la vie reprenait ses droits d’une manière qui pouvait paraître irrespectueuse. Ce n’était qu’une scène coutumière en pareille circonstance.

Vers trois heures du matin, les visiteurs sont partis. On avait réservé le canapé pour mon frère et moi qui venions de plus loin. Mon beau-frère et mon cousin s’étaient installés sur des chaises disposées de manière à former une couche. La porte de la chambre mortuaire était restée ouverte, le lit entouré de cierges pour la dernière nuit. Mon cousin, un traumatisé de la guerre d’Algérie, faisait régulièrement des cauchemars qui le réveillaient brusquement pour échapper à un attentat inventé dans son sommeil paradoxal devenu chaotique. A peine étions-nous endormis qu’un cri à vous glacer les sangs retentit dans la pièce. Paul s’était engouffré dans un cauchemar, sans doute aidé par l’odeur de la cire chaude. Raymond qui avait passé les pieds dans les barreaux du dossier d’une chaise se releva soudainement, envoyant valser tous les sièges dans la salle à manger. Nous nous redressâmes tous comme un seul homme. Le cri, le mort tout proche, un climat où le réel se mêlait à l’imaginaire, avaient créé une sorte de « sur-réaction » bien compréhensible après coup. La fatigue finit par nous plonger dans le sommeil pour quelques petites heures réparatrices.

Le repas de midi dédié au défunt, appelé chez nous « repas des morts », toujours le même, une daube aux petits pois et champignons de Paris, fut servi chez André et Catherine. J’avais à ma droite Zézé, le meilleur ami de mon père. Il a pleuré pendant tout le repas en répétant : « Elle est bonne sa daube… » C’était probablement ce qui lui permettait de placer un mot entre deux sanglots. J’étais impressionné par sa tristesse. La cérémonie de l’inhumation approchait et ce point final imminent ranimait les émotions.

Sur le parcours qui menait à l’église, j’étais juste derrière le cercueil. J’entendais le bruit du corps secoué chaque fois que les porteurs soulageaient leurs épaules. C’était l’occasion de communiquer avec mon père comme s’il avait manifesté signe de vie… Puis ce fut la messe avec ses moments d’émotion intense suivis de calme. J’avais senti un mouvement dans l’assistance derrière moi. Quelque chose venait de se produire qui ne laissait personne indifférent…
En rentrant de Paris, son cousin germain avait lu l’annonce des obsèques dans le taxi qui le ramenait chez lui à Ajaccio. Il détourna l’itinéraire vers le village distant de cent kilomètres pour accompagner son parent jusqu’à sa dernière demeure. Les dieux du hasard étaient bien en éveil ce jour-là. Un ministre de la République venu incognito pour le dernier voyage de son cousin préféré qui était resté au plus bas de l’échelle sociale.

Nous avons gravi la colline au rythme du cercueil.
Aujourd’hui, lorsque j’entends les paroles de la chanson « Je viens du sud », mon esprit voyage à travers le cimetière de mon village. Cet endroit vers lequel je me dirige sans être certain de retrouver dans l’autre monde, tous ceux qui ont fait mon existence.

Un jour, je quitterai Lévie et je sais où s’achèvera ma vie… le regard tourné vers à Piazzona.

J’ai dans le cœur une mélancolie…Je cherche à comprendre le sens de mes jours…Et par tous les chemins, j’y reviens…

En attendant, a pupusgia reste définitivement associée au décès de mon père.

Photographiée à travers la vitre, en position inconfortable, je ne l’ai vue que deux années consécutives au mois d’avril.
Huppe fasciée.
Huppe non déployée, à cet instant.
Abdou et sa famille.
Les parents vivent toujours au village.
Le balayeur de rues en tenue de travail avec son compagnon Roland qui tractait le tombereau.

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