Les statuts de la profession étaient bien clairs. Notre travail consistait à dépister des enfants en difficulté. Difficultés de langage, d’apprentissage de la lecture et quelques cas de dyscalculie qui était moins signalée.
Ces enfants ne devaient présenter aucun trouble grave et suivre une scolarité normale. Nous cherchions à comprendre les raisons du blocage et réalisions des montages personnalisés afin que l’enfant s’engage dans un parcours normal dans sa classe, sans aide extérieure une fois la mise sur rail accomplie. Généralement cela se passait très bien puisque les difficultés étaient repérées dès la maternelle avant que ne s’installe l’échec.
Idéalement, l’écolier devait très vite oublier le passage par l’aide personnalisée hors de sa classe. On appelait ces interventions, des rééducations.
Les autres enfants présentant un profil plus lourd étaient suivis par une autre structure souvent dirigée par un pédopsychiatre.
Il arrivait que certains enfants non scolarisés nous soient adressés pour avoir un autre avis ou pour tenter une aide différente, plus orientée vers le scolaire.
Cela intervenait surtout pour rassurer les parents dont la visée scolaire était la principale intention. Bien souvent, nous n’étions qu’une soupape de secours lorsqu’une situation s’éternisait en évoluant très peu. C’était une manière de soulager le personnel psycho-médical et l’enfant.
Nous suppléions momentanément les uns et distrayions les autres.
Généralement, nous n’avions pas d’informations précises sur ces enfants, on nous assurait qu’il était possible de les plonger dans les choses scolaires, ce qui était rarement le cas tant l’indisponibilité était avérée.
Isabelle venait me voir une fois par semaine pour des séances de 45 minutes. Elle arrivait d’une autre ville en taxi. L’objectif consistait à lui donner plus d’autonomie et la familiariser avec l’école en prévision d’une future scolarisation.
Je ne connaissais rien de son histoire, je la découvrais totalement. La difficulté dans l’affaire est que vous ne pouvez vous appuyer sur aucun manuel.
Sans être psychothérapeute vous deviez jongler entre objectif visé et moyens de le suivre.
C’était une blondinette très bougeotte. Elle n’arrêtait pas de fouiner partout dans ma salle sans jamais remarquer ma présence. On l’accompagnait jusque devant ma porte, sans bonjour ni salut, il faut préciser que c’était le chauffeur de taxi qui l’accompagnait, l’heure du retour était bien programmée et cela lui suffisait.
Isabelle était du genre à regarder sans voir.
Ses yeux bleus présentaient un puits sans fond où se perdaient les visages des gens.
Je parvenais à communiquer vaguement avec elle une fois installée dans le coin bibliothèque.
On aurait dit un oiseau sentant venir le printemps qui se construisait instinctivement un nid.
Elle avait trouvé ce coin, machinalement, sans chercher vraiment, on aurait dit qu’elle avait la faculté de sentir les endroits rassurants sans les connaître.
Elle avait rassemblé, coussins et tapis puis s’était lovée dedans en parlant toute seule à son monde secret.
Parfois, si je l’interpellais, elle m’adressait quelques signes de vie en me propulsant des mots déroutés, des mots destinés à son imaginaire ou à l’intime.
Je crois qu’elle n’était pas consciente de ma présence, j’étais un bruit, un murmure, une voix qui venait d’ailleurs.
Je ne suis pas certain qu’elle m’aurait reconnu parmi d’autres.
Elle me distinguait au son de mes mots, à mes intonations.
J’étais dans le désarroi total, comment me faire une place et marquer ma présence dans son esprit ?
Les premières séances se déroulèrent ainsi, j’étais une présence étrangère et délocalisée. Je n’étais pas là avec elle, j’avais cette impression en ignorant si elle était fondée. Peut-être existais-je à sa manière ?
C’était le brouillard total.
A tâtons et sans direction précise, je calquais mes interventions sur ses attitudes du moment.
Assez rapidement, je compris que l’on ne perdait pas son temps avec ces cas qui me passaient au-dessus de la tête.
A aucun moment, je ne perdis de vue que nous visions un peu plus d’autonomie. C’était ma boussole rassurante car il fallait bien rendre des comptes tangibles, plus difficiles à détecter dans ces cas de figure.
Au bout de quelques séances j’ai demandé au chauffeur de taxi de la laisser devant la grille de l’école juste en face de ma salle située au premier étage. Elle avait été avertie de l’affaire mais j’étais incapable de savoir si elle avait compris.
Je la surveillais depuis ma fenêtre. J’observais son comportement sans être vu, cela me donnait des informations utiles.
Isabelle avait peur des autres enfants et hésitait à traverser la cour, elle fonçait en évitant de regarder autour d’elle.
Je lui faisais des signes de la main, elle me répondait frénétiquement et fonçait tête baissée vers ma salle, a priori. Dès qu’elle arrivait sous le préau, elle perdait les repères et paniquait en restant sur place, incapable de retrouver le chemin qui menait à ma salle. J’allais la chercher pour la rassurer avant que l’angoisse ne l’envahisse totalement. C’est avec ces émotions fortes, déstabilisantes mais vite apaisées, qu’elle apprit à me connaître.
Elle avait besoin de mon secours. Avec cette approche intuitive que je ne calculais pas puisque je fonctionnais au jugé d’après ses actions et réactions, elle prenait conscience de mon absence et apprenait ma présence.
Lorsque je pus dire quelques mots entendus, je l’ai accompagnée dans la cour déserte et j’ai tracé avec elle des empreintes de pas, à la craie, qui s’arrêtaient devant ma porte. De la sorte, dès qu’elle ne me voyait plus elle pouvait suivre les traces (Au début, j’avais dessiné des traces de pas, il lui fallait du concret, plus tard, je dessinai des flèches ). Elle me faisait toujours signe, filait sous le préau, suivait les flèches. Un jour, je la prévins que je supprimerais toute trace pour qu’elle trouve le trajet toute seule. Après des cafouillages et quelques moments de panique, elle finit par se repérer sans aide.
Sans être capable de définir précisément son évolution, je sentais la transformation de son comportement, l’évolution de ses peurs qui se tempéraient. Le lien qui n’existait pas entre nous se tissait progressivement sans demande ni forçage, par la simple manière d’être et d’accompagner. Sans jamais empiéter sur sa personnalité, sans conseils et sans directives.
Je ne la menais pas, je la suivais. En la suivant, elle finit par me suivre un peu. Je pus, alors, la guider à minima…
A la fin de chaque séance, en attendant que son chauffeur arrive, j’allais avec elle dans une classe pour chercher l’enfant suivant. Les premiers temps, elle regardait de loin, très méfiante. Progressivement, elle se donna du courage et pénétrait dans la salle en se cachant derrière moi. Elle frémissait quelques secondes puis jetait un regard sur l’ensemble des élèves, en souriant.
Je sentais que nous allions vers le mieux, concernant la communication ou du moins l’approche des autres enfants. Au fil du temps, elle souhaitait m’accompagner, elle était impatiente et n’attendait plus la fin de la séance, c’était devenu sa principale préoccupation : aller voir les autres.
Un jour, alors qu’elle me fit signe depuis l’entrée de la cour, elle sillonna la récré en zigzaguant puis disparut de ma vue. Je n’ai pas bronché de mon poste. Elle n’arrivait pas. Lorsque la sonnerie retentit, quelques minutes plus tard, une maîtresse frappa à ma porte. Elle tenait l’enfant par la main et lui dit : « Voilà, M. D., il est là ! »
A la sortie de 11 h 30, la maîtresse de CM2 m’expliqua qu’elle s’était mise dans le rang de sa classe, qu’elle avait pris une petite fille par la main et suivait les autres enfants comme si elle avait toujours fait partie de la classe. Elle semblait perdue, ajouta-t-elle, alors, je l’ai conduite jusqu’à vous..
Lorsque, je lui racontai notre parcours et qu’il fallait la laisser se débrouiller toute seule car elle n’était pas perdue mais faisait des essais, la maîtresse se mordit les lèvres et lâcha : « On est nul, on ne comprend rien ! »
Comment vouliez-vous qu’elle comprît sans connaitre l’histoire ?
Elle ajouta : « Je viens de faire un sacré bond, désormais je serai plus attentive avec ces choses-là et ne me fierai plus à mes impressions uniquement. »
Nous avions sacrément avancé, ces cheminements à l’aveugle, presque à la corne de brume, sont usants.
Il arrive un moment où il faut passer à autre chose et avancer autrement.
Avancer encore, nous, comme les enfants.
Isabelle s’en est allée connaître quelqu’un d’autre qui prenait la suite, j’estimais que j’avais rempli ma mission, le temps était venu de poursuivre avec un autre intervenant. Se frotter à d’autres comportements.
Je me souviens parfaitement de la blondinette, elle m’a sans doute oublié.
C’est très bien ainsi.
Isabelle n’est pas son vrai prénom, elle avait 10 ans.
