Le petit pont de bois.

Avec l’âge, les souvenirs s’estompent. La conscience lâche progressivement ses archives pour faire un peu de place à la mémoire fraîche. C’est comme si l’on vidait ses tiroirs des vieilles photos en ne gardant que les plus marquantes, celles auxquelles on tient encore.

Heureusement, l’inconscient reste aux gouvernes sans trop se faire remarquer. C’est lui, tel un gardien des reliques précieuses, qui nous ouvre des portes, toujours sans prévenir, souvent à l’occasion d’un évènement inattendu. Il nous introduit dans un coin du passé à travers un brouillard plus ou moins épais. La pensée se promène dans la mémoire ancienne qui nous livre ce côté joyeux, plaisant ou douloureux. Elle effectue un tri dont elle n’est même plus certaine, des visions qu’elle ne maîtrise plus totalement, mais qu’elle visite pourtant. Même défaillante, la mémoire reste notre fil d’Ariane rattaché à nos origines. Comme un flux puissant monté des racines pour se construire une histoire puis la sève redescend pour se souvenir d’où elle vient, pour ne rien oublier. Le nécessaire retour aux sources qui ont fait naître une vie.

A la faveur d’une odeur, d’une image, d’un incident ou d’un sourire, la porte des réminiscences s’ouvre, puis nous embarque dans un univers que nous gardions secret.

Je n’y pensais même plus, l’esprit fourmille de tant de choses. Et puis, aujourd’hui, tout me revient en bloc…

Je devais avoir 13 ou 14 ans, peut-être moins, j’étais un familier de Piazza di Coddu, la grande place de notre quartier où trônait un orme en plein milieu, entouré de pierres de taille qui faisaient office de banc public. Sur un côté, un grand cerisier, de l’autre une grande treille, tous deux offraient leurs fruits au tout venant. La fontaine dont le trop plein alimentait les bassins des jardins en contre bas, rassemblait, l’été venu, les enfants du quartier en quête de fraîcheur. Sa vasque, à peine du volume d’une bassine, nous servait à tester la flottaison de nos scaphandriers miniatures dont la cloche faisait office de bulle d’air. Sylvain mon frère, Jean Quilici et moi en étions les plus fervents.

Cette place était un observatoire idéal sur tout ce qui venait de l’extérieur. Un passage obligé qui nous permettait de filer vers les maisons de la basse Navaggia pour annoncer l’arrivée d’un visiteur. De la sorte, les surprises étaient vite éventées, au regret de celui qui venait incognito dans l’espoir de réjouir un parent.

Nous, les enfants, nous ne connaissions la famille délocalisée qu’à travers les récits de nos grands-parents. Nous savions qui était apprécié, qui l’était moins et cela se répercutait sur nos préférences.

L’oncle Joseph, était très aimé. Décrit comme une personne affable, travailleuse, très proche des siens…Il remportait tous les suffrages et faisait donc l’unanimité. Nous l’attendions particulièrement, mais ses visites étaient rares.

Il habitait à 30 km de chez nous et nos rencontres étaient rythmées par ses passages dans les environs de notre village, à la faveur d’un chantier. Il travaillait pour les PTT, Postes Télégraphes et Téléphones, à la pose des poteaux téléphoniques. On le reconnaissait à son uniforme typique, sa casquette bleu marine légèrement penchée sur le côté droit et ses griffes de grimpeur qu’il portait en bandoulière avec la ceinture de sécurité. Des griffes qu’il chaussait pour atteindre le sommet des poteaux… Il arrivait d’un pas alerte, la démarche légèrement claudicante, toujours pressé car son temps était compté. Une silhouette parfaitement imprimée dans notre esprit bien que nous ne le voyions point souvent.

Lorsque nous l’apercevions dans le virage de Pilili à une centaine de mètres de la place, nous filions vers la maison pour annoncer la bonne nouvelle. C’était à qui arriverait le premier pour crier : « Il y a tonton Joseph ! Il y a tonton Joseph ! … »

Sachant qu’il avait toutes les chances de passer nous voir, ce n’était pas toujours le cas, des imprévus pouvaient intervenir dans son travail, il avait un petit cadeau pour nous, enfoui au fond de sa musette qui contenait son repas dans une serviette nouée aux quatre coins.

Grand-père était content de retrouver son frère. Sa joie, pourtant contenue, était communicative. Ils se regardaient un long moment, l’un heureux de ce bonheur inattendu, l’autre de constater avec le même plaisir, l’effet de sa surprise. Il leur était très difficile de retenir quelques larmes en s’étreignant très fort. Son passage était de courte durée, toujours au moment de la pause de midi. Il fallait vite repartir car le camion n’attendait pas. C’était un moment de vive émotion. J’imagine que leur passé surgissait sans prévenir pour les submerger de tendresse fraternelle.

Après les nouvelles d’usage, il nous parlait de la mer. Il habitait non loin du port de Propriano et ses récits enrichissaient notre imaginaire. Nous rêvions des vagues, de l’étendue bleue que nous ne connaissions qu’à travers les photos des livres de géographie. Il nous avait promis, qu’un jour il nous emmènerait à la pêche en barque. Vous imaginez notre bonheur de découvrir la mer ! Les voyages se préparaient de longue date et le jour du départ vers Propriano était très attendu. Cela pouvait durer des mois.

Un jour, il vint nous chercher. En arrivant au sommet de la petite côte, juste à l’entrée de la ville, nous vîmes, mon frère et moi, la mer pour la première fois. Au prime abord, nous crûmes que c’était un grand champ brûlé. La surface marine était calme, d’huile, dit-on le plus souvent.
Puis ce fut la traversée sur le petit pont de bois qui conduisait à l’appartement de notre oncle, juste au-dessous de l’église. Une passerelle qui enjambait un grand vide pour conduire du talus à la porte. J’ai gardé l’impression d’un espace sombre dès l’entrée, de nombreuses personnes à l’intérieur assises dans l’obscurité. C’est tout ce dont je me souviens.

Image actuelle. C’est de cet endroit que nous découvrîmes la mer.

C’est Aurel son fils qui nous conduisit jusqu’à la mer. Sur le bord du quai, les poissons musardaient parmi les algues, juste à nos pieds et cette immensité métallique gondolée par une brise légère s’étendait à l’infini. Une surprise, un émerveillement qui nous fait sourire aujourd’hui. Un instant perdu dans les blanches caravelles des conquistadors dont les silhouettes voilées se perdaient dans le mirage de l’horizon, je tanguais vers Cipango et ses mines lointaines, encore fraîchement ébloui par le poème de José-Maria de Heredia « Les conquérants ».

Je me souviens du clapotis des vagues et surtout de cette forte odeur d’iode qui nous était étrangère jusque-là. Une odeur que je ne ressens plus aujourd’hui en longeant le port. Était-ce une sensation nouvelle qui prenait place dans notre univers olfactif ? Probablement. Le trajet Lévie/Propriano est aujourd’hui devenu banalité, c’était une épopée lorsque nous étions enfants, l’habitude a remplacé l’effet de surprise.

Nous avions attendu longtemps avant de voir la mer. Nous en avions rêvé durant des plombes.
Les récits de notre oncle qui transportaient notre imaginaire de la montagne à la plage ont définitivement rattaché son visage à ma vision de l’océan. Aujourd’hui, tout va trop vite et l’immédiateté a peut-être tué beaucoup de rêves.
Lorsque mon esprit voyage du côté des flots, il emprunte le petit pont de bois et cette passerelle reste la clé de ma mémoire qui conduit vers l’oncle Joseph, sur l’autre versant de notre famille.
Cela reste un plaisir souriant associé au visage de Zi Ghjaseppu.

1 Comments

  1. Un récit de tendresse et d’émotion qui fait naître en moi des souvenirs, un peu différents: moi c’était l’atlantique de Mimizan, il fallait le mériter, une dune de sable glissant à franchir et au bout le bonheur! 🙂

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