Plus j’avance en âge, plus je m’enfonce dans le passé. Des clignotants se mettent en alerte, éclairant de-ci, de-là, coins et recoins secrètement gardés en mémoire. Je me suis souvenu d’une dictée à décourager le plus vaillant des soldats parti en campagne à l’assaut de l’orthographe.
J’étais englué dans les mots qui me collaient aux basques comme du chewing gum. C’était bien avant le dictionnaire de Denise. Mes bêtes noires étaient la lecture et la dictée. Si l’on avait lancé un championnat de la faute, je crois que je serais monté plusieurs fois sur la plus haute marche du podium, loin devant tous les autres. Cela me préoccupait fortement, je me débattais en silence pour inverser la tendance. En silence, je menais un double combat car outre ma faiblesse orthographique ordinaire, je devais composer avec un trouble de l’audition qui me faisait perdre des pans entiers de phrases durant l’exercice dicté…
J’étais à la ramasse, installé au premier rang face au tableau. Le maître M. Marcellesi m’avait à l’œil, je n’avais aucune chance de m’endormir sous mon bonnet d’âne imaginaire. Il me soutenait inlassablement sans que je parvienne à le décourager dans sa louable entreprise. Il avait compris que j’avais besoin de plus de temps que les autres pour rattraper mes faiblesses, pour ramasser toutes mes plumes perdues depuis le CP. J’avais fait mon deuil d’un passage en 6e, c’était évident, c’eut été m’envoyer dans une galère en pleine tempête. Il me savait fragile, pas prêt pour le secondaire. L’instituteur de CM2 envisageait le redoublement.

Mon père, analphabète, faisait totale confiance à l’enseignant. Alors qu’il lui expliquait la situation, le maître laissa un espoir un peu fou à mon géniteur. La possibilité de tenter l’examen de passage qui se tenait à Sartène. Pourquoi pas ? Papa décida donc de me donner cette chance, très mince car le zéro en dictée était éliminatoire. Il fallait du courage pour se rendre à la bataille sans armes et sans munitions. Comme on appelle un conscrit pour partir à l’armée, je n’avais pas d’autre choix que ce passage sous les lampions. Je pensais sauver la face par ailleurs car j’étais plus doué pour les maths et les sciences. Peine perdue à cause du zéro garanti et rédhibitoire en dictée. Afin de mettre tous les atouts de mon côté, le maître avait signalé mon handicap auditif pour qu’on m’installe au premier rang. J’étais prêt pour l’assaut mais avec les chocottes, sachant que je pouvais m’effondrer facilement dès les premières difficultés.

Le rattrapage débutait de bon matin par l’épreuve redoutée. Je me souviens de la personne qui dictait, elle avait une partie du front enfoncée comme la tôle d’un véhicule qu’on aurait tamponné. Le brave monsieur savait que les candidats n’étaient pas des foudres de guerre et se mit à articuler presque exagérément compliquant la compréhension des mots pour les habitués de la galère. Dès la première phrase, pris dans son zèle, il se promena dans la salle faisant des gestes de comédien. Très rapidement, il se retrouva au fond de la salle adossé au mur et resta là jusqu‘au point final. Il m’avait vite oublié. J’étais largué depuis longtemps incapable de suivre le rythme, laissant de nombreux vides entre les mots. La surveillante passait entre les rangées de tables et lorsqu’elle parvint à mon niveau, se tapota la tempe avec l’index. Je compris que j’étais cuit. J’ai ravalé ma honte et mon ignorance, avec un poids énorme sur la tête car le décalage entre ma production et ma conscience des choses amplifiait les émotions du moment. Je savais que ma dictée gruyère, aérée de nombreux trous marquant mes carences, m’assurait, dès la première épreuve, l’échec à l’examen. A l’entracte de cette pièce de théâtre, Papa m’attendait dans la cour avec deux bananes. Il avait belle allure avec son plus beau costume endossé pour la circonstance. Il m’accueillit avec un grand sourire, confiant, toute l’innocence du monde sur le visage, encore plein d’espoir. Il me lança : « Alors, tu t’es bien débrouillé ? ». C’étaient ses mots exacts mais dits en corse (Alora ha fatu bè ?). Cela m’attrista davantage car mon échec allait peser sur toute la famille, encore un peu plus sur la tête de mon père qui avait passé son bac à la maternelle, option « garder les chèvres ». Il ne mit jamais les pieds dans le primaire m’a-t-il toujours dit, c’était notoire, connu de tous. J’étais l’espoir de la maisonnée et je décevais, parvenu au bout du primaire. C’était un pont aux ânes que personne n’avait franchi jusque-là chez nous. L’échec s’était installé dans notre famille, un très fort ressenti du moment.
Celui qui avait choisi le texte ne se rendait pas compte que l’extrait était digne d’une année de licence aujourd’hui. « L’abeille dans la bibliothèque », c’était le titre, nous faisait peur. Non pas que nous craignions une piqûre mais la pauvre Maya perdue dans une salle de classe « bourdonnait », « frôlait » les livres, sans doute à la recherche d’un florilège de poésies pour butiner. Un festival d’accents et de « H » mal intentionnés qui tournoyaient méchamment au-dessus de nos têtes. Nous avions hâte qu’elle trouve un endroit agréable pour se poser et cesser de nous torturer avec son avalanche de mots difficiles qui surgissaient au gré d’un bourdonnement incessant. Des mots chargés d’accents, que nous ignorions, nous enlevaient des bribes et des moitiés de points au passage. Je ne devais pas être le seul à rêver qu’elle trouve enfin ce coin tranquille et nous foute la paix. Dès l’entame, c’est-à-dire dès le titre, une partie de la messe était dite, j’entendais déjà le glas. Si j’ajoute qu’à l’analyse des mots, on nous demandait d’expliquer « Anthropophage » puis de construire une phrase avec le monstre, vous comprendrez qu’on nous achevait à coups de hache. Celui qui réussissait cette épreuve pourrait presque être bombardé directement en terminale de nos jours. Nous étions pourtant les plus mauvais de la classe. Basta ! Insupportable.
Je ne me souviens plus des autres épreuves, en me sachant recalé dès le petit matin, tout rêve m’était interdit.
A midi, papa, pour me récompenser de ma docilité de petit soldat, m’invita au restaurant du coin. Un routier de l’époque. C’était la première et la seule fois tous les deux en tête à tête. Nous étions installés près d’une fenêtre, je faisais silence en espérant qu’il ne m’interroge plus sur la défaite annoncée. Il tentait des sourires, on nous servit un ragout avec des pommes de terre entières, des morceaux de viande noyés dans une sauce trop liquide et trop pâle. Dès la première bouchée, mon père, pour me changer les idées m’adressa : « C’est bon ! Tu ne trouves pas ? » Je lui répondis qu’on mangeait bien mieux chez nous, que grand-mère était meilleure cuisinière. Moi aussi, j’étais meilleur cuisinier que bon en dictée. Je cuisinais déjà pour me nourrir le soir en allant dormir chez ma tante qui avait raté toutes les épreuves culinaires de sa vie. Nous ouvrions quelques boîtes, condamnés aux repas appertisés. Aujourd’hui, je m’amuse en disant que le midi je déjeunais chez Bocuse (ma grand-mère) et le soir je dinais chez Cassegrain. Tante Marie avait bien d’autres qualités.
Lorsque je suis revenu dans l’école de mon enfance pour y achever ma carrière d’enseignant de manière totalement inattendue, je venais de passer 24 années au chevet d’enfants en difficultés scolaire dans la région parisienne. Je parcourais un secteur comme le médecin de campagne visite ses patients. Plein d’usage et raison, comme Ulysse, je souhaitais apporter ma contribution aux enfants de ma région. Hélas, il n’y avait pas de poste pour moi, je fus bombardé dans l’école de mon enfance sans prendre mon avis. A Lévie, mon village. Je me trouvais donc dans une classe devant des enfants qui frémissaient en entendant le mot dictée. Rien d’original, rien n’avait changé depuis mon passage sur ces mêmes bancs. Je pensais qu’il était temps d’inventer quelque chose. J’ai commencé par tenter de vaincre la peur des mots avec des jeux au tableau. C’était un préalable pour avancer l’esprit serein. Les enfants restaient maîtres de leur sort en supprimant tout vocable qui les importunait, d’un simple coup de brosse. Ils les effaçaient en riant, les réécrivaient et les entouraient lorsqu’ils étaient bien orthographiés. Dérisoire ? Ça n’a l’air de rien mais lorsque plus personne ne tremblait en entendant le mot dictée, on pouvait voyager tranquille. S’aventurer en toute quiétude parmi les mots de la jungle orthographique. Devenus aventuriers, les élèves craignaient moins les piqûres de scorpions, et les épineux de toute sorte. Avec une forme de sérénité sans la honte ni la peur, on se plait à voyager. A partir de là, tout un montage fut mis en place pour avancer de manière rationnelle. Un travail propre à la classe, totalement inédit… Ce genre d’approche devait être reconduit sur plusieurs années de primaire pour être vraiment efficace. La suite est trop longue et trop technique pour être présentée ici.
Je ne souhaitais pas finir ma carrière comme je l’avais commencée, ici même sur ces bancs, dans l’obscurité des dictées inaccessibles.

Une belle surprise m’attendait, comme un clin d’œil de la vie. Arrivé dans l’école de mon enfance sans l’avoir souhaité, j’ai retrouvé Catherine qui me tenait dans ses bras à la maternelle. Nous sommes partis à la retraite ensemble. Elle avait dû prolonger sa carrière pour compléter sa retraite… de forte actualité aujourd’hui.
Quel plaisir d’avoir fait un pied de nez à la fatalité ! Contourner sa faiblesse pour en faire une force fut un bonheur. Je me suis spécialisé pour venir en aide aux enfants qui me ressemblaient et qui prenaient un départ à l’issue incertaine…
J’ai effectué un long parcours, traversé des rivières, enjambé des embuches… tous les sentiers de ma vie me reconduisent à l’enfance pour mon plus grand plaisir. Et par tous les chemins j’y reviens.

Petit passage pour lire votre histoire avant d’aller dodoter 😊
Bonne soirée
Déjà ! Bonne nuit Aliasmorticia 🙂
Pardon, je me suis trompé de jour, j’avais oublié qu’il s’agissait d’un ancien texte.
Bonne soirée, plus simplement.
En lisant ce texte magnifiquement écrit, drôle et grave à la fois je me disais que vous avez largement rattrapé le retard. Très émouvant et les photos superbes.
Oui, j’ai rattrapé le temps perdu mais tout seul en parfait autodidacte, incapable de suivre dans un amphi et sans jamais avoir lu un livre de ma vie. que de la lecture en diagonale pour des raisons que j’ai expliquées un peu partout, avec des éclats surprenants comme le TD sur G. Bachelard, alors qu’il s’agissait d’Auguste Comte. Je n’avais suivi aucun cours de sociologie sur le père du positivisme et j’eus la meilleure note, le prof croyait que c’était volontaire et saluait mon « exploit » car il ne s’était pas ennuyé en relisant ses cours comme dans les copies des autres. c’était un angle possible qui n’était pas traité dans ses cours. Vous imaginez que je n’ai jamais lu un livre sur la législation, trop fastidieux pour moi. Je pensais me planter d’ignorance le jour d’examen sur cette discipline et gros coup de bol, le sujet était un article dans un quotidien sur un quart de page. Tout le monde cherchait à fourguer des lois sur un si petit espace, je n’en connaissais pas, je me suis contenté d’allécher le lecteur, de lui mettre l’eau à la bouche résultat 18 avec félicitations pour l’habileté et le style… Je n’en reviens toujours pas. Ma vie fut et continue à être un vrai bonheur, parfois, je me tâte… Ceux qui me connaissent bien me nomment l’extraterrestre… allez savoir ! 🙂
Bonne soirée.