Voilà ce que j’appelle un texte orphelin. C’est un texte né dans l’ancien blog, reversé dans le nouveau, échoué en mauvais état. Alors, je le reprends, je lui dis que je suis encore là pour le rassurer et le rétablir dans son plus bel effet. Voilà pourquoi, certains auront l’impression de l’avoir déjà lu.
Si l’on se fie au premier degré de lecture, on peut facilement imaginer que j’adore me rouler dans le passé et cabrioler dans la nostalgie. En réalité j’aime sourire à mon passé et à ces moments qui ont grandement contribué à faire ma vie… C’est comme si j’aimais le tiramisu et que j’en réclamais de temps en temps. Rien de passéiste dans cette attitude. Le plaisir né il y a longtemps, vécu mais non encore trépassé, est toujours caché dans un coin de la mémoire comme on ouvre un tiroir pour piocher une relique ou comme on revient sur un roman que l’on a lu et relu à plusieurs reprises. Rien de plus normal que de repasser sa vie sans abîmer le présent, plutôt pour l’enjoliver. Le futur fait partie du rêve, c’est encore de l’utopie à l’état pur. Cela ne m’empêche guère « d’utopier » à ma guise non plus. Je vais et je viens dans le temps, je vise et je rétrovise. L’imagination c’est fait pour ça et je pense ne pas manquer de ce jus à fabriquer des lieux, des soirs et des jours de plaisir ancien ou inventé. Voilà donc, je ne pleure pas sur le passé, je le ranime pour chanter mon présent.
On l’appelait tante Mado. C’était une femme qui titillait les quatre-vingts printemps au début de notre histoire. Elle en connut quelques autres. Une retraitée des PTT (Postes, Télécommunications et Télégrammes), ancienne receveuse d’un bureau de province, aisée mais point bourgeoise du tout. Son appartement au 55 boulevard du Montparnasse, dans un immeuble cossu, témoignait de sa réussite. La veuve tante vivait seule confortablement entre son voltaire et son crapaud. Deux fauteuils situés près de la fenêtre côté boulevard. Dans l’un, elle cousait ou brodait, dans l’autre flanqué d’une lampe mandarine, elle faisait ses mots croisés, croisant surtout ceux du Monde ou de Paris Match réputés difficiles. Elle était mécanisée, dotée d’un vocabulaire riche d’ancienne normalienne, ne cédait jamais devant une difficulté. Son vieux dictionnaire aux pages cornées, maintes fois tournées, froissées et parfois déchirées malencontreusement, reposait à portée de main. Elle remplissait ses cases au crayon à papier puis les effaçait pour passer la grille à la voisine. Toujours partageuse. C’est avec elle, il y a fort longtemps, que j’ai fourbi matière à cruciverber. Je m’y suis essayé, je me souviens d’Irun et de la Bidassoa, notamment. Ces mots qu’elle m’expliqua sonnent comme des clochettes pour la remettre instantanément en mémoire et m’indiquer mon lieu de naissance de cruciverbiste. La dame était encore très vive et toujours prompte à aider les plus démunis. Elle faisait des dons à diverses associations sans aucune ostentation, généreuse, toujours très discrète sur ces choses-là.
Annie et moi, nous nous étions mariés presque à la va vite, sans trop attendre, pour fuir à l’aventure le plus tôt possible. Nous avions envie de partir dans l’inconnu loin du giron familial pour découvrir l’autre face du monde. Un joli mariage dans un village de l’arrière-pays niçois. Le curé d’Aspremont avait accepté que nous passions à l’église par conformisme et faire plaisir à nos parents, sans nous agenouiller pour confesse. Tous les autres avaient refusé, nous avions fui. J’ai tant fréquenté le confessionnal dans mon enfance, quelques fois pour débiter des péchés que je n’avais pas commis, confondant souvent les véniels avec les mortels lorsqu’en panne de bêtises avouables, j’allais piocher dans la liste du missel. J’en ai récité des « Je vous salue » et des « Notre Père » pour faute avouée sans l’avoir commise. Je n’avais aucune envie de jouer encore à cache-cache derrière un tamis en racontant mes affaires un peu tordues qu’un dieu existant connaitrait bien avant que je les commisse.
Ce fut un moment très agréable lorsqu’une chorale, planquée je ne sais où dans l’église, se mit à chanter à notre promenade dans la nef. J’en avais la chair de poule car des humains offraient leurs voix chantées à d’autres humains comme on « confettise » de pétales de roses le passage des nouveaux mariés.
Quelques petits jours après être passés par mon village pour saluer la Navaggia, nous étions perdus dans Paname avec une valise et quelques sous vite épuisés. C’est tante Mado qui nous accueillit chez elle. Deux jours plus tard, elle partait en vacances illimitées dans le sud de la France pour nous laisser seuls. C’est de là que nous prîmes notre envol via la gare Montparnasse. Nous vécûmes un temps dans des conditions très confortables pour nous retrouver les deux années suivantes dans des chambres sans toilettes. La première aventure chez une bourgeoise versaillaise qui nous avait réservé des WC dans le jardin, le toit percé, de sorte que les jours d’averses nous trônions avec un parapluie. L’année suivante, point de toilettes dans notre nouveau logement. Un endroit presque insalubre à quelques encablures seulement du château de Versailles. Nous devions sortir en cachette la nuit tombée pour vider le seau dans les cabinets d’une menuiserie située à cent mètre de la maison.
C’est chez Madeleine que nous fîmes connaissance avec la belle vie, confortablement installés dans des biens qui ne nous appartenaient pas. Nous fréquentâmes « Roger la frite » sur le boulevard Montparnasse et le bar où l’on tournait des films. C’est là que notre modeste pécule récolté pour encourager notre union fondit plus vite que neige au soleil. Une tranche de vie qui nous servit de repère pour revenir définitivement vers le vivre ordinaire qui nous correspond mieux. Un vivre où je me sens parfaitement à l’aise et libre comme un chardonneret.
Mado vieillissait. Elle vendit son appartement et termina sa vie près de chez nous, c’était son souhait, dans une maison de retraite après avoir passé de longs séjours dans notre habitation. Elle est restée joyeuse, très proche de nos enfants jusqu’à ce qu’un imbécile, bien connu de nos jours, au nom extravagant, lui vole sa mémoire alors qu’elle aurait voulu partir en nous saluant, en agitant sa main en signe d’aurevoir.
Elle avait légué son corps à la science. Au petit matin, sa chambre était déserte nous sommes arrivés trop tard. C’était une femme solide malgré sa silhouette fragile, forte dans sa tête, l’âme généreuse. Elle ne s’est jamais perdue dans la tristesse ni la solitude. Elle savait ce qu’enduraient les plus démunis.
Je ne pouvais tant écrire dans mon blog sans évoquer sa mémoire. Elle méritait bien ce retour dans le passé pour figurer dans un coin discret de notre histoire.
Je l’imagine encore, joyeuse, lisant ce passage, contente d’être toujours avec nous…
Faute de sépulture, elle repose dans notre mémoire.
Image dans le titre. Elle aimait les choses simples, ces capuchons de moine qui rappellent la claire fontaine.