Du verbe se méprendre.
On ne s’imagine jamais mal agir lorsqu’on décide d’œuvrer pour la bonne cause. Suffit-il d’être bien intentionné pour bien faire ?
« Le gladiateur », Fabrice, neuf ans.
Un jour…
Cette nuit Fabrice a mal dormi. Bientôt, il rentrera dans l’arène de la lecture. Son sommeil agité l’a rendu inquiet et nerveux. Autour de lui, les spectateurs que ses joutes épiques avec les mots lui ont inventés, attendent avec une satisfaction contenue, le moment du combat vedette de la journée. Fabrice sera opposé, comme d’habitude, au texte, à la phrase, au mot. Sa tactique est simple, invariable : le mot à mot.
Le dernier coup de trompette retentit.
Le rétiaire (gladiateur combattant avec un filet et un trident) pénètre dans l’arène avec, devant lui, toute une armée de mots bien rangés à la romaine, bien calés entre les points et les virgules. Fabrice jette un regard anxieux sur cette étendue silencieuse. Il n’a que son filet et son trident émoussé pour étriper le bataillon. Le moment de l’attaque est imminent, il se prépare, remonte ses manches, tousse un bon coup pour s’éclaircir la voix, se frotte les yeux pour enlever un éventuel voile gênant, passe ses doigts dans les cheveux afin qu’ils restent bien haut sur le front, se balance une dernière fois pour trouver la position idéale. Son corps et son esprit se tendent vers l’ennemi : le spectacle va commencer.
Les premiers samnites (autre gladiateur combattant avec casque à plumes, épée courte et bouclier rectangulaire) sont éliminés sans encombre, mais voilà que notre rétiaire se cabre devant un colosse. Il hésite, l’apostrophe, tourne autour, l’empoigne, le tord, le retord, lâche prise, souffle bruyamment, puis attaque à nouveau. Mais le mastodonte est vraiment coriace, alors las, désabusé, Fabrice l’évite et passe au suivant.
Affaibli par ces coups de boutoir inutiles, la confiance ébranlée, l’énergie rétamée, il repart à la bataille sans conviction. L’affrontement devient désordonné et, à bout de forces, le combattant quitte l’arène en piteux état… une fois de plus sauvé par la sympathie de la reine.
Sa vaillance, son courage, son acharnement ont gagné l’estime des spectateurs incapables de le houspiller, de le huer. Bien au contraire, la bataille s’achève toujours dans un silence de mort car chacun trouve injuste que tant de persévérance n’ait pas fait de ce gladiateur un véritable Spartacus.

Cette scène destinée à « l’aider » en lui proposant des textes à lire à haute voix devant ses camarades prêts à l’encourager, revenait souvent. Des moments pénibles et pesants trop fréquents malgré la bienveillance de sa maîtresse.
Fabrice était un enfant docile, volontaire pour tout et ses camarades étaient engagés dans la bataille à ses côtés. Ce faisant, on le plaçait constamment en lumière sur ses difficultés, bien en vue dans son arène. Il se battait pour faire plaisir à son monde et personne n’avait compris que bonne intention n’apporte toujours solution. Sollicité sans relâche pour montrer ce qu’était un battant, notre gladiateur rêvait peut-être de devenir un simple quidam perdu parmi le public dans les travées environnantes.
Croyant tenir la bonne méthode, la maîtresse avait mobilisé ses camarades pour le soutenir. Fabrice se battait avec les mots au milieu de la classe devenue arène en se donnant en spectacle. Manquant totalement de lucidité, focalisé sur le regard des autres, son cas s’aggravait, frisant le bégaiement, se fragilisant au fil des combats perdus d’avance dans son esprit. Les informations venaient de toutes parts, les enfants le conseillaient, l’encourageaient, chacun y allait de son mot jusque dans un coin de la cour de l’école. Fabrice pensait lecture, vivait lecture et s’endormait en pensant que le lendemain, il avait encore lecture à haute voix. Un cauchemar permanent troublait son entendement.
Il était temps de stopper son calvaire avec une aide personnalisée à l’ombre de ma salle, déserte.
L’oison. Cédric, six ans.
L’oison était bien nourri. Ses parents veillaient à lui offrir bonne nourriture pour le maintenir en parfaite santé et « soignaient » sa scolarité en forçant les apprentissages, de sorte qu’il paraissait « singe savant » masquant son anxiété par un débit de paroles incontrôlé. Personne n’avait remarqué cette immaturité travestie.
Jovial, joufflu, gavé de syllabes avalées de travers, Cédric était resté coincé entre la maternelle et le CP. Papa et maman faisaient des efforts désespérés pour qu’il apprenne à lire, vaille que vaille, quitte à lui expliquer le contraire de ce qui se pratiquait en classe. Ainsi, goinfré de contradictions qui lui restaient sur l’estomac, Cédric ne restituait pour toute lecture, que les débris de son indigestion sous forme d’inversions, d’interversions et de confusions. Ces produits de crachotements et de régurgitations m’étaient contés afin que je les analyse dans mon laboratoire. Peut-être était-il plus urgent de procéder à un lavage d’estomac ?
Lorsque je reçus Cédric pour la première fois, je dus patienter longtemps avant de pouvoir en placer une. Très volubile, il me fit un cours d’astrologie interminable. En parfait psittacidé (perroquet), il répétait à la perfection tout ce qu’on lui avait plaqué. Il semblait tellement heureux de raconter, s’épancher, que j’hésitais à lui parler de lecture. Au fond, visiblement angoissé, il faisait tout son possible pour retarder au maximum cette éventualité. Probablement, l’environnement où l’on ne pouvait jeter un regard sans tomber sur un livre, l’avait-il mis sur ses gardes ? Lorsque je me résolus à lui demander sans préparation (alors que je pensais qu’il ne fallait pas le faire, mais je tenais à le tester d’emblée) : « Tu aimes lire des livres ? » J’ai bien cru qu’il allait s’étouffer. La jubilation qui faisait tant plaisir à voir se coinça dans sa gorge et son visage se congestionna : « En voilà encore un qui veut ma mort », pensa-t-il sous apnée. Mais comme il avait l’habitude d’obtempérer, il reprit très vite ses esprits pour me répondre :
– Ouiii… J’aiii…me !
– Tu sais lire ? Tu arrives à lire ?
– Non, je me trompe tout le temps.
– Alors, comment peux-tu aimer ça ?
– C’est bien de savoir lire… me dit-il avec une assurance de grand père. On lit sur les panneaux, on lit des lettres d’amis… Il faut lire dans la vie. (La leçon était bien retenue et parfaitement récitée)
– Dis-moi, si je te montrais comment il faut faire pour apprendre à lire, serais-tu capable de garder le secret ? Tu ne le dirais à personne ?
Cédric marqua un temps d’arrêt comme s’il avait flairé la supercherie, mais très vite son enthousiasme de façade reprit le dessus.
– Tu connais le secret ?
– Mais oui !… je veux être sûr que tu ne le diras à personne.
Là-dessus, Cédric ferma les yeux et toute la joie du monde s’échappa en un vaste éclat de satisfaction. Après quelques instants de presque pâmoison, il me regarda les yeux remplis de bonheur et me dit :
– D’accord, allez d’accord !
– Ni à la maîtresse, ni à tes parents ? Promis ?
– Promis !
En faisant exactement le contraire de ce qui avait été pratiqué avec lui, en rentrant dans son jeu d’enfant encore immature, je venais de gagner son adhésion, peut-être sa confiance. L’enfant allait apprendre à mâcher, déguster à son rythme sans que la nourriture se bouscule au portillon. Lorsqu’il quitta ma salle, il voulut partir seul, de peur que je ne trahisse notre secret… Il s’éloigna dans le couloir, l’index sur le nez, libérant un « chut » discret. Cédric commençait à avoir faim, on allait pouvoir oublier le gavage.
Avec ce deuxième cas d’école, on comprend que la bonne intention n’est pas toujours bonne conseillère, ni suffisante, pour venir en aide efficacement. On oublie souvent de faire le point pour connaitre les données et surtout ce dont nous sommes capables, une sorte d’introspection.
Que sais-je ? Que connais-je ? Que fais-je ? Où vais-je ? Où mets-je les pieds ?
On vise le but et on oublie celui qui court après.
Si ce genre d’écrit vous intrigue ou vous interpelle, vous retrouverez bientôt ces portraits , près d’une trentaine, les plus marquants, d’enfants en difficulté scolaire, souvent en difficulté dans leur vie, rassemblés dans un recueil.
Un petit ouvrage en préparation qui s’intitulera « Escapades » (Des enfants échappés de l’école, évadés de l’esprit scolaire, pour se mettre à l’abri ou pour faire résistance)
Si d’aventure vous êtes dans le voisinage d’une édition, n’hésitez pas à me contacter si cela intéresse, je suis sage et facile en affaires…

Ces textes sont absolument magnifiques!
Bonjour Aliasmorticia,
Encore des encouragements ! Vous m’avez convaincu d’aller plus loin.
Point besoin d’être sous les vivats, quelques mots suffisent…
Je vous remercie et vous souhaite une bonne journée.
Très intéressant.
Je crois que tout est là « On vise le but et on oublie celui qui court après. »
J’ai eu de la chance, j’ai appris à lire très tôt et sans effort en me promenant avec mon père. Il me décortiquait les réclames – à l’époque on ne disait pas publicité – placardées sur les murs. C’était un jeu.
Par contre l’apprentissage de l’écriture fut laborieux, et j’écris toujours aussi mal, peut-être plus encore depuis que j’ai un clavier à disposition.
J’ai également une écriture de toubib.
Les lettres sont tirées comme des élastiques, lorsque j’écris sur un coin de feuille pour ne pas oublier.
Evidemment, je ne parviens plus à me relire sauf si un mot identifié me met sur la piste.
Je n’ai jamais pris de notes de ma vie, j’emmagasinais à l’écoute.
J’allais aux conférences sans classeur et sans stylo, certains se mordaient les lèvres en disant : « Tu n’as pas honte d’arriver comme ça ? »
Eh non, je n’avais pas besoin de me donner une contenance.
Aucun besoin de coder un écrit griffonné à la va vite, personne ne parviendra à le lire 🙂