L’endroit est très fréquenté l’été, il est même devenu passage obligé des touristes.
Bavella se situe à une quinzaine de kilomètres de mon village. J’ai toujours souhaité m’y rendre en solitaire une fin de jour, par temps de brouillard, au moins une fois. C’est le temps qui commande, c’est lui qui décide de la beauté des choses.
J’ignorais si la luminosité serait de connivence ou si le brouillard allait tirer définitivement son rideau opaque dès mon arrivée.
Je m’étais posté dans un endroit du col, le regard tourné vers le soleil couchant. La brume, d’un gris sale, qu’on aurait dit saturée de poussières, s’élevait de la vallée et formait un écran mouvant. J’avais l’impression qu’elle m’avait repéré et qu’elle dansait pour moi. Par saccades. Le vent jouait avec elle et semblait l’avoir entraînée dans une musique endiablée par moments, des notes inaudibles pour moi. Je devais faire preuve d’imagination pour deviner la valse, le tango et parfois le slow ou je ne sais quelle autre mesure. Des bouffées gorgées de milliers de gouttelettes venaient caresser mon visage, m’enveloppaient puis fuyaient sous les traits d’un fantôme effarouché laissant mon visage humide et la moustache imbibée de résidus de bruine. J’avais l’impression que les éléments m’avaient reconnu et qu’ils savaient mon penchant pour les sensations fortes et les contrastes de la vie. Une brise frisquette mais délicate était aux commandes visuelles et tactiles. Seul, assis sur une pente très prononcée, j’attendais le voile diaphane qui filait à travers pins transportant jusque sous mes narines des effluves de thym sauvage. Pas une âme qui vive aux alentours. Pas un oiseau, pas un bruit, pas un cri, le silence d’un souffle léger, rien d’autre. Ici, le souffle est silencieux, tout juste taquin pour soulever une mèche de cheveux et pour effleurer le visage.

Le soleil était au bout de sa course. Il jouait à cache-cache avec les nuages et le brouillard. Il apparaissait, disparaissait, éclairait le ciel, brûlait les contours d’une montagne, incendiait l’horizon. Un feu intense frappait mon imagination.

Je plissais les yeux pour focaliser la vision d’un autre monde. Je m’étais égaré dans l’univers. Un astre blanc, pas trop vif, presque blafard stationnait dans un coin du ciel. On aurait dit une lune aussi grosse qu’un soleil et à l’horizon un astre surchauffé incapable de tiédir les environs. Une sorte de paradoxe m’envahissait pour mieux jouer avec mes sensations tranchées. Le chaud et le froid se succédaient dans ma tête, tout mon corps frémissait ne sachant plus sur quel climat compter. L’embrouille était parfaite, j’aime ces moments incertains où tout se mélange et plus rien n’est distinct. C’est la vie qui m’envahit, me leurre, me transporte dans un ailleurs que je ne connais pas, me faisant oublier qui je suis, où je suis. Je ne suis plus moi, je suis perdu dans l’espace, seuls mes yeux sont encore vivants. J’aime cette solitude voyageuse qui me fait visiter des au-delà, délocalisé, hors de ce monde.
Le soleil a plongé derrière les montagnes me laissant dans une obscurité plus profonde. Dans le ciel, il n’y a plus d’images. On dirait que le film est terminé…
Un froid plus vif me gagne, je ne peux plus m’évader. Je suis envahi de frissons, quelque chose a bougé à quelques mètres, un bruit sec comme une branche qui se brise soudain. Je ne sais pas, il est temps de partir…
Retourner à la douce chaleur d’un âtre pour sublimer le froid et l’humidité que je viens de subir.
Je reviens d’outre-tombe, j’ai vu un autre monde.
