Souvent, il suffit d’un tout petit rien pour vous embarquer dans de grands questionnements à défaut de grandes idées.
Vous êtes à table en fin de repas et vous lorgnez vers la corbeille à fruits où des pommes brillent, semblent lustrées et affichent une petite étiquette, presque une médaille du mérite agricole. Ça impressionne et c’est stupide comme tout. Vous cherchez à composter et, à chaque fois, vous vous agacez à décoller cette tromperie qui se veut signe de garantie. Rendez-vous compte, un label pour chaque fruit ! Sur la caissette c’eut-été suffisant. Inutile d’entrer dans des détails fallacieux pour justifier l’extrême intérêt de les vacciner toutes ainsi, en prétextant d’informer le consommateur. Il y a sans doute mieux à faire.
Quelqu’un me demandait à quoi servent ces signes distinctifs, je lui ai répondu que je l’ignorais, qu’elles poussaient ainsi sur l’arbre. Une variété conçue pour les supermarchés, issue d’une manipulation OGM. Ah, bon ? Me répondit-il, très étonné. On ne fabrique pas que des pommes trafiquées mais des esprits très légers aussi…
Pommes et poires du jardin sans étiquette.
Je me suis donc emparé de celle qui se trouvait à portée de ma main. Une étiquette du plus bel effet, une peau luisante, et surprise, une âme en piteux état. Une chair farineuse à souhait et un goût de rien, d’une neutralité hydrique, indiquaient qu’elle avait séjourné trop longtemps dans le cageot. Sa médaille était celle d’un ancien combattant. Toute la corbeille était habitée de vielles pommes qui ne revenaient point de guerre mais qui avaient longtemps vieilli bien au frais, sans doute enrobées d’un conservateur pour retarder la maturation. Au sortir de la chambre froide le vieillissement galopant s’est accéléré à toutes pompes. Bien costumées, d’apparence jeune à l’extérieur mais vidées de tout leur jus, à se demander où il avait bien pu fuguer. Quelle avancée rétrograde ! Je ne vais pas faire un discours sur la consommation, on n’en sortirait pas.
Cela m’a renvoyé quarante-huit ans en arrière. J’étais juste marié et fêtais les quelques sous qui me restaient avec ma fraîche épouse dans les rues de Paris. Ce jour-là, nous étions déjà dans un supermarché du Boulevard du Monparnasse, Ino, je m’en souviens parfaitement. En sortant du magasin, j’ai lorgné sur une corbeille en osier volumineuse, remplie d’avocats. Je n’avais jamais vu un avocat de ma vie et j’ai voulu épater ma moitié en lui promettant de lui faire goûter ce produit. Je cuisinais déjà. Je sortais de mon quartier de la Navaggia, tout neuf, timide, innocent, le candide parfait encore imprégné de l’esprit rustique et paysan. En regardant de près, j’eus le réflexe « fica sfundata ». Il y avait un figuier près de ma maison et mon oncle Rigobert qui venait en vacances vers la fin août me faisait des leçons de choses. Il me racontait son enfance et, sous le figuier, cherchait les fruits qui s’étaient écrasés sur des vielles boîtes de conserves souvent rouillées. Ceux mûrs à point étaient effondrés (sfundati) laissant apparaître l’intérieur rosé. Il me disait :
– Tu vois, ce sont les meilleures figues. (Il en prenait une et l’enfournait dans sa bouche en fermant les yeux. Je lisais tout son plaisir sur son visage et cela me laissait rêveur en pensant que cet homme revenait de Paname.)
Cette fois-ci, donc, je me trouvais dans la capitale devant une énigme. L’image de mon oncle m’est apparue et j’imaginais que pour avoir une chance de tomber sur le meilleur avocat, il fallait choisir le plus effondré, le plus ridé, le moins vert de tous, proche du noir. C’est ce que je fis en promettant régal.
Arrivé à la maison, je constatai qu’il n’y avait presque pas de pulpe. Juste un peu, noire, un gros noyau et une peau épaisse, granuleuse et très coriace. J’ai même cru qu’il fallait consommer le noyau tant il était volumineux. J’étais triste pour ma figue et ma pomme très contrite. Un apprentissage utile, car aujourd’hui, je connais tout de l’avocat et je peux même vous faire un repas magistrat, pardon magistral rien qu’avec des avocats… Aucune honte pour moi, j’en ri toujours.
Ce qui m’a semblé plus triste, c’est que le commerçant m’a laissé filer avec ce fruit ratatiné. Il a dû glousser en me voyant dandiner, bras dessus bras dessous, avec ma bien aimée. Nous en gardons un souvenir joyeux qui nous rajeunit à chaque fois. C’est notre bain de jouvence et l’abbé sourit.*
Que la vie est belle ! Vous ne trouvez pas ?
*Pour les plus jeunes, « Jouvence de l’abbé Soury » était une solution à base de plantes, inventée au XVIIIe siècle par l’abbé Soury. On la nommait aussi « Tisane des deux abbés » puisqu’inspirée par son maître l’abbé Delarue.
Depuis, j’ai retrouvé l’esprit jardin.
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Ce n’est pas de saison mais ça me fait rêver.