Ces morceaux qui ne coûtaient rien.

« Les derniers seront les premiers, les premiers seront les derniers » peut-on lire quelque part dans la Bible.
Je ne pensais pas que les bas morceaux deviendraient un jour des produits de luxe sans que les traditionnelles pièces de choix suivent le trajet inverse.

L’endroit est envahi par les herbes et souvent les ronces. C’est ici, à gauche, que trônait l’abattoir, une construction en bois, légèrement penchée. 

Durant mon enfance, il y avait un abattoir à une vingtaine de mètres de la maison, à vol d’oiseau, construit en bois au bord d’un ru qu’on appelait « a vudina di Funtanedda ». C’est dans ce mini cours d’eau, aujourd’hui presque asséché, que les entrailles des animaux abattus étaient jetées si personne ne venait les réclamer pour les cuisiner à la mode de chez nous. Il fallait tomber sur le jour du veau pour avoir une chance, en arrivant le premier, de récolter l’ensemble de l’appareil digestif avant de filer, une centaine de mètre plus loin, au bord du Fiumicicoli pour nettoyer toute la tripaille à grande eau. Ce n’était pas une sinécure, souvent l’affaire des femmes qui s’agenouillaient sur un rocher à fleur de ruisseau pour libérer toute la matière déjà largement fermentée. Le flot était plus vif, le nettoyage plus aisé. Un exercice très redouté l’hiver à plonger les mains dans les eaux froides. Les dames s’affairaient à plusieurs pour gagner du temps mais aussi pour transporter les bassines alourdies jusqu’à la maison. Les plus expérimentées à la nuque exercée, filaient la tête et le torse bien droits, la bassine posée sur un linge torsadé pour soulager le haut du crâne. Les plus jeunes encore tendres pour trimballer le faix sur la tête avaient les côtes endolories en appuyant le récipient à leur flanc, tantôt à gauche, tantôt à droite pour atténuer la souffrance. Les grands-mères prenaient alors le relais pour une longue cuisson dans la cheminée. Plusieurs heures à petit feu étaient nécessaires pour dépasser le stade élastique d’un bout d’intestin, le rendre fondant, facile à avaler après l’avoir promené sur la langue pour en apprécier toutes les saveurs imprégnées dans la fibre.

Dès l’automne, dans une eau plus haute, les truites et les anguilles remontaient jusque-là, elles y trouvaient nourriture abondante. Il n’était pas rare de rencontrer un braconnier dans les parages par temps de brouillard, temps idéal pour la pêche clandestine. Après le jour de l’abattage venait celui de la pêche à la main. Des silhouettes fantomatiques opéraient à tâtons, courbées, l’eau juste sous les genoux, le visage au ras de l’onde, prospectaient chaque pierre à la hâte. La musette pendait sur le ventre puis, de temps en temps, un mouvement sec et précis la faisait valser pour la plaquer sur le dos. Tel le geste auguste du semeur, ce tour de rein amplifié jusqu’à l’épaule donnait une certaine grâce à ces hommes pressés, floutés par la brume.

Les moins fortunés du quartier de la Navaggia se postaient les premiers devant l’abattoir. Ils s’interrogeaient mutuellement pour savoir le morceau que chacun convoitait. Tous visaient les abats car c’étaient les seuls morceaux qui étaient abandonnés par le boucher de service le jour de l’abattage. Chacun repartait avec un organe différent. Qui le foie, qui le cœur, la langue, les rognons ou la tête entière de l’animal. Tous ces morceaux n’étaient pas commercialisés.

Aujourd’hui ces anciens bas morceaux sont des morceaux de luxe. La joue de bœuf, sans doute la meilleure viande à braiser, très fondante, est soit introuvable soit totalement hors de prix. Il en est de même pour le ris de veau et le foie. Seuls le cœur et les rognons sont encore abordables mais je n’en suis pas certain.

Peut-être a-t-on pensé que si tout est bon dans le cochon, tout doit être divin dans le bovin. A moins que l’on n’ait voulu surpasser ou contrarier la citation biblique en mettant chaque morceau au même niveau suprême au lieu de déclasser l’un pour favoriser l’autre.
Les pauvres y trouvaient leur compte, aujourd’hui il faut bon compte pour y goûter.

Il m’arrive encore assez souvent de cuisiner les tripes lorsque j’en trouve dans le commerce. Je les accompagne d’un ou deux pieds de veau pour la consistance gélatineuse ou à défaut des pieds de porc. Ils sont nécessaires. Je mets rarement des carottes pour éviter le côté sucré. Du concentré de tomate, du vin blanc ou rouge, du sel, du poivre et du piment d’Espelette, parfois un oignon piqué de clous de girofle et du laurier. Une longue cuisson que j’arrête lorsque les tripettes sont fondantes sous la fourchette et que la sauce n’est plus trop aqueuse. En réchauffant le lendemain, c’est toujours meilleur, j’ajoute des petites pommes de terre ou des morceaux de plus grosses, et je cuis à petit feu une vingtaine de minutes. Voilà, ça devrait aller ainsi.

Une idée surprenante, l’hiver vous pouvez ajouter des morceaux de salcicettu ou même de figatellu. Juste une vingtaine de minutes ou une petite demi-heure pour les cuire. Lorsqu’il fait bien froid, ça passe et ça réjouit le paysan.

Le foie, je l’aime pané, passé rapidement à la poêle bien chaude puis je déglace avec une persillade (ail et persil frais) ou du thym et un quart de verre de vin rouge. On passe à feu encore plus vif, quelques secondes et on verse sur les tranches gardées au chaud dans une assiette. Re-poivrez si cela vous plait… Et voilà.

Nous vivions ainsi dans nos chaumières et le temps fut heureux ! Avec ce mode de vie qui commence à dater, un de ces quatre matins, il faudra bien payer la note. Dans ce cas, on a coutume de dire « Ciarbedda ! » qui se traduit en français par « Cervelles !» Ainsi traduit, le mot en perd toute sa saveur et son sens. Il ne veut plus rien dire…

Si je devais sortir de cette traduction strictement littérale, je tenterais : Après moi, non pas le déluge… la vie continue pour les autres.

Funtanedda a rendu l’âme.

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