U pezzu di missiau. (Le morceau de grand-père.)

Evidement, il ne s’agit point d’un grand-père en miettes…

 

C’était hier, 11 décembre.
Une vue prise depuis le jardin.

(Cliquez sur les images)

 

Ah la ! la ! Le soleil commençait à filtrer péniblement entre le feuillage des chênes, le ciel était radieux comme un jour de printemps. Et moi, heureux comme un petit fou, complètement débridé, tout à mon ouvrage. J’ai bien avancé dans mon labour grossier de fin d’automne. L’hiver se chargera de geler les mottes, de les enneiger, peut-être. Il a toute ma confiance, il sait ce qu’il doit faire…

Tout en retournant les mottes de terre alourdies par l’humidité excessive du début d’automne, je n’ai pu m’empêcher de passer à table. A table, sans y être puisque je rêvais au fond de mon jardin, les pieds enfoncés dans une terre noire bien grasse et généreuse. Je bêchais mécaniquement, sans ressentir la moindre fatigue comme un stoïcien qui se serait évadé de l’ici et maintenant pour voyager vers d’autres horizons. Il faut être un peu ou totalement stoïcien pour être épicurien. Je m’étais donc échappé dans le temps. Dans le temps vécu, celui d’avant. Sans doute commençais-je à avoir faim puisque je me trouvais autour de la table familiale lorsque j’étais enfant. Une sorte de réflexe pavlovien qui, au lieu de me faire saliver, me replongeait devant un repas rustique de paysan.

Je revoyais grand-père, que nous appelions missiau, en train de sucer un os, de rogner une carcasse, d’aspirer une moelle bien chaude, « flapotante » dans son fourreau ivoire. On disait : « surpulighja à marudda » (il aspire la moelle). Un terme beaucoup plus imagé que sa traduction en français car dans « surpulà », on imagine l’aspiration mais on entend également le bruit. La moelle tremblote, résiste un moment, lâche prise puis file en bloc au fond du gosier. Elle frémit, fait vibrer langue et voile palatal pour produire la musique caractéristique du « sourpouleur ». Vous entendez ces « sou sour sour… poule ! Hop ! Avalé ! » On n’avale jamais tout de go sans flatter les papilles au passage. Le frémissement qui se produit en traînant et tressautant la moelle chaude sur la langue, les yeux fermés, est un pur bonheur qui s’imprime à jamais dans la mémoire gustative.
Grand père ne se servait jamais le premier. Il savait que personne ne toucherait à ses morceaux préférés. Ses envies n’étaient pas les envies de tout le monde. Ses morceaux de choix, on les écartait ou les évitait à tout prix. Il adorait racler les os, la carcasse du poulet et surtout le dos avec le sot l’y laisse au bas des lombes, le cou et le croupion. On devinait son plaisir en écoutant les effets de succion et en regardant ses doigts huileux. A pleine vie, ses morceaux préférés se dégustent aux doigts, non à la fourchette, ça va de soi. Il rognait tout ce qui est près de l’os, gélatineux et croquant. La partie noble, il l’écartait, ne la regardait même pas.
Je suis tant marqué par ces scènes autour de la table antique ! Je peux affirmer que mon goût pour la cuisine et le personnage glouton que je suis viennent tout droit de l’enfance rustique. L’enfance du lard. Avec cet esprit chaumière, je ne perds miette.

Un jour, alors que j’étais loin de mes bases, je m’étais invité chez des cousins en leur disant de ne rien préparer que je porterai tout. Outre les entrées, je me disais que le mieux serait d’acheter un gros poulet. Mais nous étions six à passer à table et je n’aime pas le blanc, je préfère les morceaux gouteux comme mon grand-père. Le dos et sa peau croustillante, les ailes ou la cuisse-cuisse pas le pilon. Pour avoir une chance de m’offrir un de ces morceaux, j’ai acheté trois poulets rôtis. Avec six cuisses, j’avais plus de chances d’être à mon goût en me servant le dernier. A peine les poulets furent posés sur la table, tout le monde s’écria « Moi, je veux du blanc ! ». Vous imaginez mon empressement à les servir avec joie, j’avais le choix royal entre dos, ailes et cuisse-suisse. Les gens de la ville, préfèrent garder la ligne et ont des goûts de suprême (blanc du poulet) et parfois de pilon… La peau croustillante c’est juste pour le visuel, l’allure du rôti qui engage mais dont on évite le surcroît de calories et ce qui fait bonne chère*.

L’été, ma fille me fait une confiance totale dans ce domaine. Dès qu’un morceau de viande à débiter apparait, quel que soit le mode de cuisson, elle fait le service :

– Papa quel morceau tu veux ?
– Sers les autres !
– Non, je te sers en premier !

Je désigne le morceau, elle l’enfourche, le met dans son assiette et poursuit le service… C’est devenu une sorte de rituel, une complicité. Je ne bronche pas, je joue le jeu.
C’est ainsi qu’on transmet le témoin, en pleine course sans expliquer. Souvent, les choses vont sans dire. Il suffit d’ouvrir les yeux, les oreilles et de savoir nager dans le bain familial.

U pezzu di missiau curri sempri ! (le morceau de grand-père court toujours !)

Labour de fin d’automne.

 

 

 

 

 

* »Bonne chère » qui signifie manger avec appétit et plaisir plusieurs mets, est la bonne orthographe. On trouve souvent l’orthographe erronée « Bonne chair ».

1 Comments

  1. Emotion. Ce texte est aussi le portrait, à table, de ceux de mes grands-parents, homme et femmes que j’ai pu connaitre et dont j’ai le souvenir en de telles circonstances. C’est aussi encore comme c’était alors le même écart entre les générations quant au choix des morceaux. Il me vaut désormais les railleries amusées de mes jeunes proches. Car les premiers s’appelaient Raoul, Marie et Tadéa et j’ai pris leur succession ces dernières années en matière de peau, cou, croupion et carcasse. Tu nous parles bien.
    Merci
    A te relire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *