Lévie en hiver ressemble au village de naguère.
J’ai connu Joseph alors que j’étais très jeune autour de sept, huit ans. Je me souviens d’une rencontre chez Traianina l’épicière du coin, il avait remarqué qu’une touriste de passage lorgnait sur des morues séchées, pendues près de la caisse. Intriguée, elle portait son regard des pendues à celles allongées dans une petite caque en bois, recouvertes de gros sel. Sans attendre le moindre questionnement, Joseph s’adressa à la dame : « Chez nous, on appelle cela Bacala. C’est de la morue salée et séchée, une denrée réservée aux personnes peu fortunées qui cuisinent ce poisson, frit, poché à l’eau frémissante et servi avec un aïoli ou poché dans une sauce tomate avec des haricots blancs. » Puis il poursuivit : « Nous disons souvent ‘Bacala pè Corsica et morue pour continent’ pour signifier que les bonnes choses ne franchissent pas la méditerranée… » J’entendais cette expression pour la première fois, je l’ai imprimée pour toute une vie.
C’est à l’âge de douze ans, à la faveur d’un déménagement que j’ai appris à mieux connaître le personnage.. J’habitais chez ma tante, veuve de guerre et vivant seule car ses fils étaient au service militaire.
Joseph demeurait juste avant le dernier virage de Lévie en direction de Tallano. Nous habitions quelques deux cents mètres après ce même virage, la dernière maison du village. Les nuits d’hiver étaient longues devant la cheminée dans cet endroit isolé. Tante qui était bonne trotteuse puisque porteuse de télégrammes à domicile, trottait même la nuit. Nous allions passer une bonne partie des soirées chez Joseph et nous rentrions très tard. Dans le passage obscur qui nous conduisait au domicile, nous nous serrions l’un contre l’autre, toujours à l’affût d’un signe venu de l’au-delà. Marie, très croyante, était fortement branchée sur l’ailleurs. Elle devinait des signes partout dans les bruyères et les genêts qui se détachaient sur le ciel même par temps très couvert et sans lune. Qu’une branche ondoie sous l’effet d’un souffle du vent et voilà qu’un aïeul nous appelait. Elle me tirait par le bras, m’incitant à presser le pas, me mettant en garde contre cette gestuelle attribuée à un défunt qui nous invitait à le rejoindre. Parfois c’était son père, parfois sa mère ou un grand oncle. Elle détectait l’identité du mystérieux personnage à l’amplitude et la vivacité des gestes envoyés par le maquis. La ligne droite qui menait à notre logis me semblait interminable et l’atmosphère encore plus inquiétante lorsque les nuages couraient sur la lune. Les soirs sans l’astre blême, le danger s’annonçait partout, nous avancions au milieu de la route pour être certains de suivre le bon chemin tant l’obscurité nous semblait profonde en sortant de la veillée. On aurait dit que tante adorait ce frisson des nuits glaciales. Rien ne la faisait reculer. Elle tenait à sa veillée suivie de l’incertitude qui gagnait le fil du parcours. Elle m’ordonnait de baisser les yeux et de filer droit pour ne jamais être tenté de faire un geste en direction de « l’appel », il passerait pour un accord. Avec ces rencontres prémonitoires, elle expliquait, presque avec certitude, un décès que la médecine n’avait pas pressenti. Marie n’était pas pressée de quitter ce monde et moi non plus. J’ai souvent frissonné mais j’ai aimé ces moments inconfortables qui faisaient vibrer tout mon corps. Je me construisais ainsi, entre superstition et rationnel. Un va et vient incessant entre chair de poule et quiétude frappée du bon sens… Je cherchais à garer mes idées du côté rassurant, donnant toujours la priorité au savoir sur le croire.
Chez Joseph, tata restait silencieuse pendant que nous jouions au rami, Tantine, Josette, Grégory et moi. Tantine était la sœur de Joseph, c’est ainsi que Josette l’appelait, j’ai toujours ignoré son prénom. Grégory venait d’Espagne pour épauler Josette dans son œuvre de coiffure. Le jeune homme toujours souriant lorsqu’il nous voyait arriver, heureux de pouvoir entamer une partie, se passionnait pour le rami. Tout à son plaisir, il manifestait sa joie en déposant ses cartes sur la table avec un tonitruant « Fermé ! » qui signifiait « rami complet ». C’est alors qu’il jubilait !
Je trouvais Joseph très en retrait mais très observateur. On devinait une profondeur dans ses yeux scrutateurs, presque toujours souriants. Il regardait son monde sans rien dire mais on sentait qu’une masse d’idées secrètes envahissaient son esprit. Des idées qui arrivaient par vagues successives, s’accumulaient puis s’évacuaient pour faire place à d’autres, survenues incidemment à la faveur d’une de nos attitudes. J’avais l’impression que rien n’échappait à son regard bienveillant. Je n’imaginais pas qu’une pensée négative puisse circuler dans sa réflexion, il me semblait qu’il appréciait le monde sous ses aspects souriants. Un léger sourire poignait sur ses lèvres largement enfouies dans une barbe blanche très fournie. J’ai capté toutes ces sensations dans mon jeune âge sans les analyser, laissant au temps le soin de la décantation qui me permet de voir plus clair aujourd’hui. Joseph avait une vague ressemblance avec Karl Marx, sans doute son inspirateur.
C’était un communiste pur sans être dur avec les autres. Le fronton de sa maison était frappé de la faucille et du marteau, l’homme était intègre, droit et juste. Un homme paisible dans mon esprit d’enfant. J’ai compris bien plus tard, à la faveur de deux conversations récentes, que mes impressions étaient justifiées.
La première est la plus surprenante. Un cousin germain de mon père, ancien ministre, souhaitait me rencontrer alors qu’il était en fin de vie. Il avait des choses à me confier sur la famille avant de partir pour l’autre monde. Ce fut une belle rencontre qui me permit de comprendre certains non-dits. J’ai trouvé du sens aux comportements intrigants qui se jouent dans les familles. Au fil de la discussion, il me confia qu’il pensait au vieux Joseph, de temps en temps. Avant de quitter le village pour faire sa vie ailleurs, il avait tenté de devenir maire, sans succès. Il fut un des derniers présidents du conseil de la ville de Paris qui faisaient fonction de maire de la capitale. Il me déclara ceci : « Je n’oublierai jamais cet homme. Nous étions de partis contraires, voyant que je ne parvenais pas mener une campagne normale faute de moyens, il vint à ma rencontre et promit de m’aider en assurant l’affichage et en me prêtant un porte-voix pour que je puisse m’exprimer à la cantonade faute de réunion publique. » Bien des années plus tard, en repartant d’une visite à Lévie, il le reconnu sur la route de Cirana en promenade au bras de sa fille Josette, il s’est arrêté pour le saluer. Il m’avoua qu’il a toujours eu une pensée pour cet homme probablement un peu à l’origine de son histoire.
Joseph interdisait à sa famille de fermer l’entrée du couloir. Il savait que les enfants des villages environnants venaient au collège à vélo. L’hiver, ils s’abritaient là ou posaient leur bicyclette en attendant de sortir de l’école.
Il y a quelques jours, par le plus grand des hasards, j’ai rencontré Josette sur mon chemin de chasseur d’images. Ce fut une belle rencontre qui en outre compléta l’idée que je m’étais faite de son père.
Durant la dernière guerre, recherché par les italiens, Joseph s’était réfugié chez deux villageois, dormant tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. L’homme était veuf. Sa plus jeune fille Blanchette, plongée dans une situation confuse pour son jeune âge, ne se nourrissait plus et réclamait son père. Devant un dilemme insupportable, il tenta dans un premier temps de rassurer sa fille en lui adressant un courrier « depuis Marseille ». Tout allait bien, il ne tarderait plus trop à rentrer au village. Malgré ses tentatives pour rassurer sa fille, cette dernière sombrait dans une sorte de dépression et dépérissait. La situation devenait dramatique, totalement insupportable pour cet homme aux abois. Joseph devait agir au plus vite, quitte à se mettre en danger en sortant de l’ombre. Il chargea quelqu’un de contacter le chef de la milice italienne pour lui demander s’il acceptait de le rencontrer en tête à tête, sans armes, avec l’assurance de pouvoir retourner à la clandestinité. Avec sa détermination et sa franchise légendaires , il décrivit sa situation familiale et insista sur le fait qu’il ne comprenait pas pourquoi on le poursuivait pour ses idées. Il n’avait rien fait de mal et ses enfants avaient besoin de lui. Après un délai de réflexion, le militaire renoua le contact pour lui assurer qu’il ne sera plus inquiété et qu’il pouvait regagner son foyer.
Joseph a toujours pensé que l’italien s’était comporté en homme et salua son action en déclarant qu’il serait toujours le bienvenu si un jour, il revenait en Corse dans d’autres conditions. Le temps du retrait des envahisseurs survint, le chef italien n’eut pas le temps de prendre le large, il s’effondra sur sa moto sous le tir nourri des résistants corses postés au-dessus d’Olmetu. Joseph exprima toute sa tristesse. Il aurait tant aimé que l’homme, ennemi d’un temps, comme lui, retrouve sa famille.
Sans rancune et sans haine, le vieux Joseph a gardé dans le regard la sérénité d’un être profondément humain.
Le plus gros de mes impressions date de mon enfance. Il est sans doute entaché d’approximations, je n’ai pas souhaité être plus précis en m’informant davantage. Je préfère laisser l’enfant que j’étais survivre dans mon âme d’adulte.
Plus le temps avance et plus je ressens cette nécessité de rester un enfant.