Sur la photo, Alain, mon autre ami, qui n’a rien à voir avec cette histoire.
C’est la suite logique à « Perlimpinpin ». Je n’avais pas spécialement songé à donner une suite, ce sont les divers commentaires qui m’y ont conduit.
En ces années estudiantines, je vivais un peu au jour le jour. Je fréquentais un bar sur le chemin de la fac. Les propriétaires avaient bien compris mon mode de vie du moment et se montraient, discrètement, très attentifs. Ils me réservaient une table dans un coin, un peu à l’écart, avec deux chaises, une pour moi et l’autre pour un éventuel visiteur. Dès qu’ils me voyaient arriver, ils savaient que c’était un blanc doux suivi d’un œuf mayonnaise avec un peu de salade autour. Un seul, coupé en deux, on disait deux œufs mayonnaise à tort. C’était tout ce que je pouvais payer. Parfois, ils me servaient une blanquette de veau sans prendre mon avis, c’était mon jour de cocagne. Tout se faisait sans un mot, juste un regard ou un sourire et rien d’autre. Je me souviens d’un jour, sortant de « Chez Jacques », la tête basse, j’ai croisé une fille qui était dans le même amphithéâtre que moi. On ne s’était jamais parlé mais nous nous connaissions de vue. J’ai filé sans un regard et sans un mot. Je n’étais pas un foudre de guerre, plutôt timide bien que branché sur la gente féminine, comme ça tombait. S’il y avait ippon, cela venait toujours de leur prise efficace. Sacrées filles ! Elle m’a interpellé : « Alors, on bêche ? » Je ne connaissais pas cette expression qui signifie snober. Je l’ai regardée, un peu interloqué, m’interrogeant sur le sens de son interpellation puis sans rien dire, j’ai foncé tête rebaissée. Je me demandais ce que je faisais là et rêvais de retourner dans mon quartier au fond du village où seul mon père bêchait… Le temps était morose.
Toussaint se souciait de me trouver un boulot. Tous les matins très tôt, il épluchait les petites annonces. Chez nous, au village, on s’informait auprès de connaissances, on ne fouillait pas les offres d’emploi qui du reste n’existaient pas dans notre région.
Un matin, il m’annonça, presque triomphant, « Ça y est, je t’ai trouvé du travail mais il faut faire vite ! » Presque séance tenante, bien avant huit heures, nous sommes partis en 2cv en direction d’un quartier niçois que je ne connaissais pas. J’ignorais la nature de l’offre. Nous étions cinq ou six en attente devant une porte d’immeuble au rez-de-chaussée. A mon tour, Toussaint, bien décidé à me faire trouver travail, me poussa pour que je ne me laisse pas voler ma place.
C’était une pièce ordinaire d’une quinzaine de mètres carrés aux murs nus, en ciment brut. Pas la moindre trace de peinture. Aucune affiche, aucun décor. Un bureau rudimentaire qui semblait avoir été posé à la hâte habillait un coin, un homme assis me salua mécaniquement sans bouger de sa place. Il récita, comme on psalmodie une prière, une sorte d’explication expéditive. Visiblement, il n’avait rien à cirer des différents états d’âmes, ici on va droit au but comme à l’OM. Je n’ai rien compris. Le bonimenteur sortit un carton rempli de produits divers et me dit « Voilà, ça fait quatre cents francs ! » Je n’avais pas un sou sur moi. C’est Toussaint qui avança la somme. J’étais encore sonné et absolument pas préparé pour ce genre d’exercice. On m’embarqua dans une fourgonnette pour me déposer dans un quartier inconnu. Là, je devais faire du porte à porte pour vendre des savonnettes le double de ce qu’elles m’avaient coûté. Elémentaire ! Toutes les portes me claquaient au nez. Pas une ne fut hospitalière. Lorsque mon ami me vit sortir de l’immeuble, la queue basse et au bord des larmes, il me sermonna un moment, récupéra le lot d’échantillons et en une matinée vendit tous les produits à des amis ou à des connaissances. Rebondissant d’amis en connaissances d’amis, le tour était rapidement bouclé. Ce n’était pas de la mauvaise volonté de ma part, la vente est le pire métier pour moi. Je sais peut-être me vendre, mais je suis incapable de vendre quelque chose.
Quarante ans plus tard, Toussaint qui me disait toujours « Si tu attends que le travail vienne te chercher dans le lit… » me prit à part et me demanda pardon. Puis s’adressant à des villageois ( Sollacaro) qui discutaient avec nous, il déclara : « Vous voyez celui-là, c’est mon ami. Un jour, je l’ai obligé à vendre. Quel imbécile j’étais ! Eru tontu ! (J’étais fou !) » Nous nous sommes regardés, un regard rétrospectif, je crois que toute notre histoire a défilé en quelques secondes.
Après cet épisode du démarcheur ne sachant pas démarcher, nous étions loin d’imaginer que quelques mois plus tard, le travail allait venir me chercher et me trouver à la maison, presque dans mon lit, d’une manière tant originale qu’inattendue.
Vous trouverez cette anecdote surprenante en lisant le texte «Pisser dans une contrebasse».