« Comu ? Scrivi annant’à tutti e mica annanta mè ! »
« Comment ? Tu écris sur tout le monde et pas sur moi ! » (Traduction littérale)
Ce fut son cri du cœur hier midi. J’ai cru qu’il plaisantait, c’était le cas mais il y avait une pointe de reproche tout de même. Puis, presque pour se faire pardonner de m’avoir ainsi interpellé, il déclara : « Tu l’as pris ce plat en photo ? » Il voulait faire diversion en changeant de discours mais j’avais déjà enregistré sa doléance et lui promis que je réparerai cette injustice dans l’après-midi.
Le plat en question était une entrée. Je vais vous le décrire, cela nous permettra d’avancer un peu. L’idée m’était venue en cueillant des aubergines au jardin. J’avais prévu « repas pizza » le vent soufflait trop fort, j’ai donc improvisé.
Des tranches épaisses de grosses tomates genre super steak m’ont servi de socle. Les aubergines avaient cuit entières au four, j’ai récolté la chair ramollie avant de l’écraser à la fourchette. J’ai incorporé des petits cubes d’oignon rouge doux à cette marmelade qu’on appelle caviar d’aubergine, j’ai salé, poivré, ajouté du cumin et assaisonné d’une vinaigrette composée d’échalote et de ciboulette passées à la moulinette. J’ai posé un tas de cette mixture sur chaque tranche de tomate avant d’ajouter anchois et une olive. Autour, des poivrons également passés au four et pelés, surmontés de demi-œufs, recouverts d’une autre vinaigrette à base d’échalote et de basilic hachés. C’était délicieux.
Louis est un ami de longue date. C’est lui qui termine ma tombe commencée il y a une dizaine d’année. Vous voyez, on prend notre temps par ici, cela prolonge l’amitié. Il fait tout pour retarder la touche finale de peur que ce ne soit un signe prémonitoire, il préfère ne pas trop tarabuster le destin. Je n’ai le droit de parler de la mort que les vendredis. Les autres jours de la semaine, c’est interdit. C’est une vieille affaire qui nous a toujours amusés.
Ensemble, moi plutôt pour le faire rire pendant le travail, nous nous sommes spécialisés dans la construction des murs et murailles. Il a d’ailleurs obtenu le « parpaing d’or » lors d’une remise des diplômes à la Zinella. Son frère terrassier décrochait la « brouette de platine », un autre, la distinction pour avoir découvert le barbecue à air pulsé et une dame se voyait décerner la « merguez de vermeil » pour ses couscous surprise. Bien d’autres médailles furent attribuées lors de soirées de folie à la Zinella. Nous profitions de la vie en étirant nos jours une grande partie de la nuit parfois jusqu’à l’aurore. L’endroit était désert, nous n’étions dérangés que par le hibou qui venait se poser à quelques mètres de la table pour nous tancer sévèrement de tout ce tapage nocturne qui agaçait la faune environnante. Son regard rond et franc de gendarme en patrouille nous sermonnait en silence. Nous baissions le ton de quelques décibels dès qu’il s’arrachait de son perchoir d’un vol pesant à coups d’éventails dont le souffle parvenait jusqu’à nos joues comme une promesse de soufflante la prochaine fois. La lune, les étoiles et les nuages s’amusaient autant que nous. Le vent léger d’après minuit, souvent était de la partie. Vous ne pouvez imaginer à quel point nous étions en communion avec la nature. Les grillons et les grenouilles assuraient la mélodie, parfois un concert plus appuyé et plus enjoué. Andante et farinante comme on dit par ici. Il fallait bien, de temps en temps, reprendre son souffle, un silence profond s’installait pour quelques longues secondes. On aurait dit que l’inquiétude gagnait la petite faune locale. Elle s’était habituée au bruit et ne comprenait plus ce calme soudain. Elle se taisait en même temps que nous. Seule, l’apparition d’un hanneton rhinocéros semait la panique dans notre assemblée car certains, même costauds, s’affolaient devant les hésitations d’un coléoptère nocturne qui atterrissait dans une assiette ou se crashait contre une bouteille. Les soirées étaient formidables, je n’en perdais pas une miette, je pourrais rentrer bien plus dans le détail…
Une année, Louis « oublia de son plein gré » de venir récolter son dû. Il ne me restait plus qu’un jour à passer chez moi avant le retour dans la région parisienne. Il n’était pas chez lui non plus, parti travailler ailleurs. C’est sa mère qui nous reçut, je lui remis son enveloppe. Elle était fière de son fils et nous en faisait bien des éloges. Elle nous affirma qu’il nous appréciait beaucoup et que notre amitié lui était précieuse. Elle avait le regard dans le vague et souriait en parlant. C’était sa manière d’entrer plus profondément dans les confidences qu’elle nous fit. Cette dame qui a travaillé dans un jardin immense tant qu’elle a pu, a sans doute obtenu la plus belle réussite du village pour ses enfants…
Un soir d’une autre année, Luiggi passait une dernière soirée chez nous avant notre départ le lendemain. Le repas se prolongea jusqu’après minuit. Nous le raccompagnâmes à pied en suivant le plus long chemin pour faire durer le plaisir. En passant devant la grille du cimetière, une idée saugrenue me traversa l’esprit. « Et si on allait saluer mon père avant de partir ? » Nous sommes restés jusqu’à trois heures du matin assis sur la tombe de mon paternel. Nous rendîmes visite au sien qui reposait juste à quelques pas de là puis à bien d’autres encore. Le temps était calme et les cieux fortement étoilés. L’atmosphère paraissait propice pour communier avec ceux qui semblaient scintiller quelque part dans le firmament.
Je sais qu’il me reprochera d’avoir terminé sur cette note, c’est une constante d’épicurien qui n’oublie jamais que tous les chemins mènent au cimetière et non à Rome. Caru Luiggi, j’écris ce texte un samedi, avoue que le vendredi est encore tout proche…
En attendant, il faut faire le plein de plaisir, il est encore là, à portée de sourire.
La complicité amicale nait et se renforce le mieux dans les travaux partagés. Ceci n’exclut pas la conversation et la table comme ciment pour sceller les liens mais elles me semblent plus légères. Disons que les premiers seraient de pierre, comme de juste et les deux dernières plus évanescentes, comme il en va de la pensée. L’idéal, durable et approfondi, serait dans la conjugaison des deux comme l’illustre bien ton texte. A te relire