Un ballon dans les rêves.

Je dédie ce texte à Paul Orsatti, gardien de but qui fit une brillante carrière professionnelle. Jeune joueur lévianais, je ne manquais pas une occasion de l’admirer dans les bois quenzais. Il lui arrivait de jouer pieds nus pour aller cueillir avec légèreté la balle dans une lucarne. Nous redoutions sa présence et sa souplesse légendaire qui lui valut le sobriquet de « chat de Quenza »

Lorsque nous étions enfants, outre les jeux ordinaires du cerceau, des bateaux en bois de férule, des lance-pierres, des billes, du sou troué, le ballon tenait une place importante. La moindre balle en caoutchouc était l’occasion d’organiser une partie de foot improvisée sur n’importe quelle place. A la Navaggia, c’était Piazza di Coddu à l’ombre du grand ormeau et du cerisier déjà très âgé. Au cœur du village, c’était la place de l’église A Piazzona qui tenait lieu d’aire de calcio. François le dentiste qui nous surveillait depuis sa terrasse en attendant qu’une anesthésie fasse son effet, nous prodiguait ses conseils avec force gestes à l’appui. Il nous faisait signe d’élargir le jeu en nous conseillant de ne pas tous courir après le ballon en même temps. Son point d’observation qui surplombait la place, lui permettait de mieux voir le jeu. Nous progressions ainsi. Il ne manquait jamais de venir se mêler à nous pour quelques shoots qui claquaient vivement contre le grand mur. Il adorait tenter quelques feintes et nous, tantôt adversaires, tantôt partenaires, nous obéissions à son signal : « Fughji ! N’u tavonu ! » « Venni, venni ! A tè, a tè ! » C’étaient des moments intenses de courses folles comme de courses orientées vers un jeu plus construit. Cela durait le temps d’une pause avant qu’il ne retourne voir si quelqu’un s’était présenté à son cabinet tout proche, poussé par une rage de dents soudaine. Une belle proximité entre notre chirurgien-dentiste et les enfants du village venus des quartiers environnants tenter quelques dribles un peu fous. Nous adorions son passage sympathique, éclair mais soutenu, parmi nous.

Nous jouions avec un ballon rapiécé parfois avec un gros ballon de basket difficile à bouger et surtout capable de vous assommer sur un coup de tête. Les coutures en relief, à l’extérieur le plus souvent, laissaient leur estampille sur le front. Des signatures qui nous permettaient de compter les coups de tête. Qui avait le front lisse était suspecté de s’être baissé souvent pendant la partie pour éviter le ballon assommoir. Tout objet ressemblant vaguement à une balle nous suffisait pour engager une rencontre.

Nos apprentissages plus sérieux, nous les exerçâmes sur le stade de Jean-Jean à quelques pas de l’église sous les châtaigniers qui tenaient lieu de vestiaires. Nous prenions soin d’écarter toutes les bogues qui traînaient par terre, il nous arrivait pourtant de nous assoir par méprise sur une coque hérissée… Les matches étaient interminables. Nous allions aux douze buts, les parties s’achevaient souvent à la nuit tombée. Depuis la colline de Cacareddu, juste en face, ma mère m’appelait pour aller chercher les chèvres, je quittais la partie sur le champ et filait vers les bruyères et les genêts en appelant les biquettes « Tè tè ! Tè, tè ! » C’est ainsi, toujours en courant, que j’entretenais mon souffle, j’ignorais que cela aurait une forte influence par la suite.

Au Lycée, je fis la connaissance de nombreux footballeurs de Porto-Vecchio, de Sartène, de Propriano, tous très doués pour ce sport. Claude Papi, le plus magique d’entre tous fera la carrière que chacun connait. D’autres auraient sans doute pu engager un parcours professionnel honorable. Le vivier était riche de joueurs à la technique fine et perfectible, comme de solides remparts pour la défense. J’étais le plus gringalet mais doté d’un fond inépuisable et d’une bonne technique. Je rêvais mes matches la veille de chaque rencontre, toujours en milieu de terrain.

C’est à cette période que je pris ma première licence à Sartène pour le championnat de promotion. Je préférais diriger le jeu, hélas on m’utilisait toujours pour gêner le meneur de jeu adverse que je ne devais jamais quitter d’une semelle. On m’appelait « la tique » tant je prenais ce rôle détesté, à cœur. J’enrageais d’être ainsi sacrifié. J’espérais qu’un jour, en prenant de l’ancienneté, j’accéderai à un autre statut… Mon endurance de coureur de fond me prédisposait à ce rôle selon l’entraineur…

Contre Bonifacio, ma bête noire se nommait Gzabo (orthographe incertaine), un légionnaire d’origine allemande. Un gaillard trapu, bien campé sur ses jambes, le centre de gravité très bas, indéracinable. Lorsqu’il me sentait à ses côtés, d’un coup d’épaule bien placé, il m’envoyait valdinguer à une dizaine de mètres et parfois hors de l’aire de jeu. J’étais un élastique, me relevais aussitôt… Jamais, je ne me tordais de douleur feinte, c’était l’équipe d’abord et pour cela, il fallait se relever instantanément. J’essayais de l’amadouer en lui parlant, il me répondait inlassablement par des bruits de lèvres « brrr, brrr, brrr » qui m’impressionnaient encore plus avec son regard noir et sévère. Contre Migliacciaru, je devais surveiller de près un colosse gabonais (je dis gabonais mais je ne connaissais pas son origine, par les temps qui courent, il est mal venu de citer une couleur) d’un mètre quatre-vingt-dix nommé Chicheportiche. Il était plus souriant que le bonifacien car il n’avait aucun mal à m’écarter du bras pour me tenir à distance de ses pieds. Mon insistance d’infatigable coureur finissait tout de même par l’agacer… Chien de garde n’était pas mon rôle préféré, j’en cauchemardais la nuit.

La seule fois où je fus réellement heureux durant un match fut une rencontre Lévie/Aullène. Cette année-là, Alex Fittipaldi, ancien cadet corse, était notre capitaine. Il m’avait repéré, m’encourageait et me protégeait. Lévie bénéficia d’un pénalty. Il écarta tous les prétendants au tir réparateur et m’imposa pour ce face à face avec le gardien. Très surpris, j’ai refusé. Il m’a transporté jusqu’au point blanc, j’étais paralysé, je ne voyais ni goal ni cadre et pour tout arranger, les supporters de Lévie s’étaient massés derrière les bois. Je ne saurais vous dire comment j’ai fait pour tromper le talentueux Guillochon alors que j’étais dans le brouillard total. Laurent Galluci qui s’était planté aux premières loges me poursuivit sur le terrain puis me souleva avant de me porter en triomphe sur son épaule. Ce fut un moment inoubliable qui ne quitta jamais ma mémoire. Le soir au bar chez Vescu, Laurent m’a tout raconté. Comment j’avais penché la tête pour tromper le gardien, le tir à contrepied. Je ne savais pas comment j’avais réussi mon coup, c’est lui qui m’en révéla les images. J’ai gardé ce moment de bonheur au fond de moi-même et j’en souris encore, tout seul, en cachette. Plus aujourd’hui puisque je viens de tout révéler.
Comment voulez-vous, avec de tels moments, oublier votre passé ?

Une dernière anecdote pour finir ce passage.

Une année, Julien B. très connu à Lévie, est arrivé de Marseille pour les vacances estivales avec un ballon tout neuf. C’était la première fois, il espérait l’étrenner à Ciciniccia lors du tournoi de la Saint Laurent. Je crois que c’était encore contre l’équipe d’Aullène. Tout se déroulait normalement lorsque l’arbitre siffla un coup franc contre Lévie. Julien n’était pas d’accord et de nombreuses palabres s’engagèrent avec l’arbitre bénévole. C’était courant à l’époque, sauf lorsque Toussaint Marcellesi, à l’autorité et la rigueur naturelle, officiait. Lui, était toujours respecté. Exaspéré, notre Julien lévianais s’empara du ballon, le plaça sous le bras et quitta le terrain en criant à qui voulait l’entendre : « Le ballon est à moi, je m’en vais, débrouillez-vous ! » Les joueurs d’Aullène parlementèrent avec l’arbitre qui retourna la faute contre l’équipe adverse. Tout naturellement, le joueur revint avec son ballon et la partie se poursuivit jusqu’à son terme sur une victoire d’Aullène… Une équipe redoutable, difficile à battre.

Il y a bien d’autres anecdotes, voilà pourquoi je me tourne si souvent vers le passé.

Images fournies par Albert Fabiani.
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1 Comments

  1. A te lire je me souviens des moments forts sur les terrains de mon village où je ne figurais pourtant pas parmi les meilleurs loin, de là. Nombre de garçons de notre génération et des autres ont dû vivre ce que tu nous rapportes avec émotion. Je comprends mieux ainsi l’enthousiasme généralisé que génère ce jeu puisque chacun , à sa mesure, s’y retrouve peu ou prou.
    Beau texte dans lequel, loin des hurlements des commentateurs des médias, on partage l’engagement de ceux qui font, qui firent et qui feront ce jeu et qui fonde la partie saine de sa popularité. J’allais l’oublier. Merci Simon.

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