Je ne savais pas, je ne savais rien. C’était l’hiver qui nous disait la vie. La saison installait sa rudesse pour un bon moment. Les portes et les fenêtres tremblaient, la pluie s’infiltrait dans les pièces comme si elle connaissait chaque fissure. Le vent complice se chargeait de lui indiquer la moindre faille en la projetant violemment pour qu’elle force le passage. Les vitres dont le mastic devenu trop sec s’était relâché et par endroits cassé, vibraient sous le moindre souffle. Elles ne tenaient plus que grâce aux petits clous rouillés qui les maintenaient en place sans les sertir. C’était par-là que les bourrasques jouaient leurs notes les plus aiguës. Une longue plainte envahissait la pièce s’étirant sur un tempo sifflissimo longuissimo, poussait fortement le verre pour l’écarter et se frayer un passage musical qui menaçait de voler en éclats sans jamais y parvenir.
La salle à manger cuisine se réchauffait péniblement lorsque la cheminée tournait à plein régime. Nous étions serrés les uns contre les autres, la face rougie par la proximité des flammes et le dos froid. Nous jouions à pile et face en tournant sur les petits bancs comme des rôtis afin de mieux répartir la chaleur. Toute une brochette de pieds s’appuyait sur le bord inférieur de l’âtre pour surchauffer les semelles calorifères devenues poêles par accumulation de forts degrés Celsius. De temps en temps, les mains se tendaient, les doigts écartés, la paume offerte au brasier.
Le feu diffuse toujours un bon film, jamais le même pour tout le monde. Nous étions tous tournés vers l’écran d’un cinéma à scenarii multiples. Grand-mère souriait aux flammes qui ondulaient à chaque intrusion d’une bouffée par le conduit de la cheminée. Un nuage de fumée nous obligeait à cligner des yeux puis à les frotter énergiquement pour calmer les picotements. Je me demandais dans quelle histoire elle s’embarquait, je devinais à son sourire léger et son regard perdu qu’elle avait choisi une séance d’émotion légère… parfois comique. Grand-père avait tiré la visière de sa casquette sur le côté, son film était plus réaliste. C’est lui qui tarabustait le brasier à coups de tisonnier sur les bûches incandescentes. C’était un geste mécanique destiné à donner plus de tonus aux charbons ardents. Il était bûcheron et sans doute refaisait-il l’histoire de ce bout de bois qui finissait sa vie dans notre cheminée. Lorsqu’une gerbe d’étincelles s’élevait à la faveur d’un effondrement de bûche, je pensais à ma tante qui désignait ses aïeux venus la saluer. Pointant la plus grosse étincelle à peine évanouie, elle disait « Tu as vu, c’était mon père ! ». A chaque affaissement d’une bûche, une flamme bleue, légère et pimpante relançait l’imagination. C’était le printemps, l’été au jardin… Les mésanges qui se disputaient autour d’une poire Williams à peine jaunie, donnaient le signal de la récolte… A l’entre-acte en guise d’esquimaux, nous avions droit à la friandise du soir. Des pisticini, (De la farine de châtaigne sèche dans une boîte de cirage placée sur la cendre chaude. Elle finit de se déshydrater, brunit sur les bords, il est temps de croquer comme on croque un biscuit). Un œuf dur humidifié également cuit dans la cendre chaude. Des châtaignes grillées ou du ficateddu…
La porte de la chambre qu’on appelait le frigidaire restait toujours fermée. Nous savions que bientôt nous allions plonger dans des draps gelés. Nous faisions le plein de chaleur pour affronter le frisson intermédiaire qui accompagne le choc entre froid et chaud avant de trouver l’équilibre tempéré.
Les nuits de grand froid, grand-mère sortait son fer à repasser. Une plaque de fonte en forme d’ogive surmontée d’une poignée. Un objet minimaliste sans narines qui impulsent de la vapeur et sans thermostat. Du tout métal qu’elle posait dans la cendre chaude lorsque les charbons étaient moins vifs. Elle testait la montée en température en aspergeant la semelle* de chiquenaudes, les doigts préalablement trempés dans un verre d’eau. Lorsque la goutte se sublimait en vapeur instantanée, elle savait qu’elle tenait son fer bassinoire (chauffe-lit). Elle l’emballait dans plusieurs pages de journal puis l’emmaillotait dans un tissus épais, parfois l’enfouissait dans une grosse chaussette de laine puis le plaçait dans le lit des grands-parents pendant quelques minutes avant de le glisser au fond de celui des enfants. C’était le signal pour aller se coucher. Sans hésiter nous dépliions nos jambes pour plaquer les plantes des pieds contre cette bouillote de fortune. Ces soirs-là nous épargnaient le long tremblement transitoire provoqué par un corps chaud qui s’engouffre dans un lit froid.
Souvent, pour ne pas perdre le goût des contrastes, nous recherchions ce frisson, c’est lui qui nous disait inlassablement la vie. C’est ainsi que la douceur naissait de la froidure…
*Semelle=partie lisse du fer à repasser.
Un feu qui naît, la séance de cinéma peut commencer… (Cliquez sur les images)
Beau texte, belle humanité. Belle mémoire pudique aussi qui sublime l’usage d’une semelle de fer et de papier journal en tendresse, dédouble le sens du geste de la main qui tisonne. Les yeux picotent avec ceux des acteurs de la scène mais pas seulement à l’évocation de la fumée …