Aujourd’hui, je me décide. Cela fait un bon bout de temps que j’y pense.
C’est une vieille histoire que très peu de personnes connaissent, je me suis bien gardé de la raconter souvent.
La période était mauvaise pour moi. J’étais en rogne, pas facile à gérer.
Je sortais de vingt-quatre années de travail de quasi laboratoire à décrypter des histoires pour mieux comprendre certains dysfonctionnements qui freinent les apprentissages ordinaires chez certains enfants. Une période riche en recherches, trouvailles, belles réussites, hélas, d’échecs aussi.
Je n’avais pas retrouvé la même fonction en rentrant en Corse. Je fus bombardé dans mon village à refaire mes gammes comme un simple débutant.
C’était difficile de me trouver contraint à redémarrer sans pouvoir exercer les compétences que je souhaitais apporter à ma région d’origine. On m’envoyait en stage à un an de la retraite pour apprendre à chanter « Le coq est mort », c’était l’atelier auquel je devais participer.
Pas facile à gérer vous disais-je, tant j’étais remonté, je suis resté dans la cour en refusant la pantalonnade, une attitude qui mit mon supérieur dans une grande gêne. J’ai refusé de me prêter à ce cirque obligé. Il me semblait que ma place était dans la classe avec mes élèves et non à faire le clown en chantant « Le coq ne dira plus cocorico », quelque chose dans ce genre. Je trouvais que l’on perdait beaucoup de temps en loisirs à droite et à gauche alors qu’il y avait tant à faire en classe sans ennuyer ni torturer les enfants.
Un jour, on me demande d’aller à Cucuruzzu, site archéologique aujourd’hui très connu, avec les enfants. C’était un passage obligé tous les ans de sorte que les élèves se réjouissaient plus de la balade que du reste. Mes jeunes collègues m’ont convaincu d’y aller, je me suis laissé faire.
En arrivant à l’accueil, puisque le personnel scolaire était nouveau, nous fûmes conviés à une séance d’explications. J’avais croisé les bras, prenant une attitude d’écoute, mais je m’étais évadé par la pensée. En fait, je bouillais plus que je ne boudais. Une personne se rendit compte de mon air un peu désabusé et s’exclama :
– Ah, il y a M. Simon, il doit savoir lui ?
– Bien sûr que je sais, depuis le temps ! »
– Alors allez-y, il vous expliquera.
Et nous partîmes sur le champ en direction du site comme des bergers accompagnent leurs moutons. J’avais retrouvé mon sourire et nous devisions d’ordinaire, de choses plates, de choses très banales, lorsqu’une collègue me lança :
– Dis-moi, toi tu sais, mais moi, je ne sais pas !
– Ah ! Ça t’intéresse vraiment ?
– Bien sûr.
– Que souhaites-tu savoir.
– Ben, l’origine au moins.
– Ah ! La genèse, c’est la genèse qui t’intéresse !
Eh bien voilà…
Sur le champ, je me mis à raconter comme si je lisais dans un livre.
Tu vois ces rochers, ces chênes, ce maquis… Aux tous débuts de Cucuruzzu, seulement deux personnes vivaient là. Elles ne se voyaient presque jamais.
Dans la partie basse, une dame dont on a oublié le nom, et dans la partie haute, un homme qui se nommait Ruzzu.
Un jour, un jour sans nom faute de calendrier, ils se rencontrèrent par hasard. La dame demanda :
– Tiens ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne t’ennuies pas là-haut tout seul ?
– Si parfois, mais je chasse beaucoup et ça me prend du temps.
– T’as pas envie de jouer à cache-cache ? Je me cache et tu me cherches.
– Bonne idée, ça nous changera de l’ordinaire…
Et la dame partit se cacher. Ce n’était pas les cachettes qui manquaient, aujourd’hui non plus.
Ruzzu la cherchait partout… sans succès. La voisine exaspérée d’attendre tant, sortit la tête de son abri et posant ses mains en porte-voix claironna :
Coucou, Ruzzu, je suis là !
Depuis ce jour, on baptisa l’endroit Cucuruzzu qui se prononce Coucourouzzou.
Prises par le sérieux de mon récit, mes collègues sont restées un instant dubitatives… Elles éclatèrent de rire lorsqu’elles captèrent une étincelle dans mon regard.
L’histoire est vraie, je veux dire l’anecdote pas l’histoire du site.
Je l’ai à peine, mais vraiment très peu enjolivée, pour figurer honorablement dans les choses de la vie.
Voilà comment, chemin faisant, un bougon ronchon devint fripon.
Belle histoire, mais il me semble que tu ne connais pas la fin.
Me permets-tu de la conter ?
Passée l’enfance le jeune Ruzzu et son amie, répondant au doux nom de Filetta, ont décidé de fonder une famille.
Filetta était malheureusement handicapée elle souffrait de douleurs rhumatismales importantes durant les hivers rigoureux de la région devenue, plusieurs siècles après, l’Alta-Rocca.
Les deux enamourés décidèrent de partir vers des cieux plus cléments et s’installèrent plus au sud, face à la mer, un endroit paradisiaque ou Ruzzu pouvait pêcher des animaux inconnus dans les montagnes, entre autre une espèce avec une carapace rouge, délicieuse grillée.
Cet endroit voyait même débarquer des étrangers venus de loin, sur des esquifs jusque-là ignorés. L’un deux s’appelait, dit-on, Ulysse, mais il parlait grec et cette rencontre resta sans lendemain.
Par malheur, vers l’âge de trente-cinq ans Filetta mourut.
Avec toute la famille descendue de Cucuruzzu on l’enterra dans une grotte un peu retirée mais personne en Corse n’oublia Filetta.
Quelques 8500 ans plus tard, des personnes venues de Levie à la recherche de leurs origines retrouvèrent la tombe de Filetta à Bonifacio. Il fut décidé transporter sa dépouille relativement bien conservée pour son âge vers son berceau originel. C’est ainsi que notre héroïne retrouva l’Alta-Rocca mais désormais elle ne craignait plus les rhumatismes.
Ceux qui veulent lui rendre visite peuvent le faire au Musée de l’Alta-Rocca du mardi au samedi de 10 à 17 heures, excepté jours fériés et jours exceptionnels.
En outre, aujourd’hui, la conclusion de cette histoire est passée dans l’inconscient collectif et tout corse a en tête le proverbe « un ti scurda di a filetta » bien que son sens ait été, au fil des années, un peu détourné.
Hum hum, monsieur ne veut pas chanter le coq !
Grand sourire pour cette cette histoire Simonu et comme je comprends votre grogne alors que tout pourrait être si simple…à Cucuruzzu comme ailleurs. Merci 🙂
🙂