C’est à dessein que je n’ai pas titré « La dyslexie ». De la même manière, je n’ai jamais aimé les conférences destinées aux enfants en difficulté, intitulées « La lecture » et son cortège de méthodes. Mon expérience de laboratoire avec les enfants en difficulté d’apprentissage me dictait qu’il s’agissait bien d’un problème de « lecteur » et non de lecture. Chacun avec sa singularité propre, son approche propre et donc ses travers aussi.
J’avais remarqué que l’élève ordinaire ne présentant aucun signe particulier de dysfonctionnement, à l’aise dans l’élément scolaire, ne souffrant d’aucune gêne apparente, apprenait à lire avec n’importe quelle méthode. Je dirais même plus, il aurait appris, presque d’instinct, avec le plus maladroit des enseignants. Je pousserais volontiers jusqu’à penser qu’il aurait su lire même en mettant des bâtons dans les roues de son apprentissage. C’est le plus gros du contingent. Les autres peinent plus ou moins longtemps pour des raisons toutes personnelles. C’est à ce niveau qu’il convient de chercher à comprendre. Selon le profil détecté (que j’appelais PROFILEC-profil lecteur) on s’engage dans une voie convenable pour lui. Analytique, synthétique, mixte et même globale. D’abord le constat ensuite le choix du fil conducteur qui n’est jamais univoque. Le regard porte sur l’humain, la méthode et l’accompagnement surviennent en conséquence.
Un apprentissage ordinaire ne va jamais au bout du bout. Un déclic se produit et tout bascule, le mécanisme est acquis, la suite n’est que renforcement, recherche d’aisance et compréhension toujours plus fine. Au CP, par exemple, certains enfants savent lire à Noël, d’autres vers mars et les plus retardés vers le mois de juin et se renforcent au CE1. Les dyslexiques résistent davantage et la difficulté perdure pour eux.
Dans les fameuses conférences pédagogiques, on entendait toujours les mêmes remarques sur les méthodes. Je ne participais plus aux discussions, je me contentais de répéter inlassablement : « Si vous continuez à parler de lecture au lieu de lecteur, je vous donne rendez-vous dans vingt ans pour les mêmes remarques… » On me laissait tranquille en pensant que cela me passerait un jour. Je me souviens, trois années plus tard, d’une inspectrice en passe de prendre la parole lorsque son regard se porta sur moi. Elle s’est souvenue, m’a pointé du doigt en disant : « Vous aviez raison ! ». Elle se rassit et se tut… J’ai quitté la scène depuis quelques années déjà, je crois que rien n’a changé.
Il fut un temps où l’on fit la guerre à la globale alors qu’aucune méthode globale intégrale n’était pratiquée. Tout juste un départ global pour donner du sens à la lecture naissante et puis c’est tout. Il m’est arrivé au cours des rééducations de pratiquer un peu de globale, essentiellement parce que j’avais remarqué que c’était un passage obligé pour rassurer l’enfant. Lui donner confiance avec l’illusion de savoir lire. Cette base me permettait de construire quelque chose de plus solide avec d’autres voies, cette première approche voulue était nécessaire. Rien ne se faisait à priori sauf lorsqu’on nageait dans l’incertitude ne sachant à quelle démarche se vouer. Cela arrive aussi.
Mes formateurs étaient des gens intelligents. Tous professeurs surdiplômés, en psychopédagogie, philosophie, mathématiques, lettres classiques, psychanalyse… et tous avaient leur dada, leur hic dont ils n’étaient pas conscients ou qu’ils défendaient mordicus. Par exemple, le centre de formation prêchait « la globale » et ne jurait presque que par elle. La formation était solide. Toutes les disciplines étaient enseignées jusqu’à la législation, la psychométrie et la connaissance de soi. Parfois, on nous enfermait de dix-huit heures à minuit dans une salle obscure. Le démarrage de la séance était induit par un animateur qu’on ne voyait pas puis il s’effaçait au fil des heures et chacun faisait ce qui lui passait par la tête. Je peux vous garantir qu’il y eut de la casse, tout le monde ne possédait pas la solidité nécessaire pour faire face à des situations inhabituelles, souvent refoulées. Cela faisait partie de la recherche d’un équilibre personnel assumé pour apprendre à gérer des situations compliquées face à certaines incompréhensions. J’ai vu des gens exploser devant des cas difficiles qui les déstabilisaient totalement par manque de recul.
En fin d’année, il fallait présenter, outre toutes les épreuves écrites passées, un mémoire sur la lecture. Nous étions attendus au tournant, il était risqué de s’écarter de l’idéologie enseignée sous peine de sanctions. Sur les douze candidats de la région parisienne, j’étais le seul à avoir pratiqué sur le tas car j’avais été pressenti pour la mise en place des tout premiers groupes d’aide psycho-pédagogique aux Mureaux notamment. J’avais donc une petite expérience et mes idées acquises sur le terrain ne collaient pas parfaitement avec celles enseignées au centre. J’ai dû faire comme tout le monde, me coller à l’idée dominante pour ensuite voler de mes propres ailes. Cette longue digression n’est pas gratuite, elle montre qu’une formation solide peut se fonder sur un principe incertain sans forcément produire des disciples calqués sur le même modèle.
Le mot dyslexie est très galvaudé, souvent confondu avec difficultés de lecture isolées. Des confusions de sons, des inversions et des interversions bref tout ce qui freine et parasite un apprentissage. Généralement, si le cas est bien ciblé et la rééducation bien conduite, ce genre de distorsions ne traîne pas trop. En revanche le vrai dyslexique est celui qui résiste durablement à l’apprentissage de la lecture et cela sous des conditions précises :
– Il suit une scolarité normale sans trop manquer la classe.
– Il ne présente aucun déficit sensitif (bonne audition, bonne vision, langage correct et compréhension normale à la discussion, capable d’attention et normalement motivé)
– Il ne présente pas de profil psychologique original.
Malgré toutes ces conditions, il tarde ou n’apprend pas à lire normalement au-delà de deux années d’apprentissage dans les conditions précitées. Tous les autres, présentent des difficultés particulières (Trouble de l’attention, motivation insuffisante ou carences diverses à rectifier en priorité). Autant dire que l’on rencontre très peu de dyslexiques dans sa vie. Ce fut mon cas. Lecteur très tardif à cause d’une audition défaillante et d’un milieu peu stimulant. Il m’a fallu plus de temps et surtout, j’ai dû m’adapter pour avancer tout seul en plus de l’apport de l’école. Le très tardif comme le vrai dyslexique en porte des stigmates définitifs.
Voici le portrait d’un vrai dyslexique, un des rares rencontrés dans ma carrière. Vous comprendrez pourquoi j’ai intitulé ce portrait « La savonnette ». (Frédéric avait douze ans)
« C’était un maniaque qui, sans relâche et sans rechigner, venait se frotter aux mots, se faire frictionner de syllabes, se gargariser de phonèmes, se flageller de phrases. Un stoïque digne de ceux de l’Antiquité.
Jamais une plainte ne sortait de sa bouche bien qu’il se tirât souvent les cheveux pour se punir, se donnât moult coups de poings sur la tête pour enfoncer les mots qui n’arrêtaient pas de glisser sur sa peau. Les mots ? Il les attrapait entre ses mains pour en extraire les senteurs mais ils moussaient puis glissaient entre ses doigts, s’écrasant inertes et insensés contre les parois de la page du livre. Il rattrapait sa savonnette pour la malaxer à nouveau… toujours plus insaisissable que jamais. Son corps devenait si glissant que les mots s’en donnaient à cœur joie faisant de la luge sur cette peau sans adhérence. Frédéric « schussait » sur le toboggan de l’école qu’il savonnait au passage comme pour le rendre plus fuyant.
Un jour, à force de persévérance et d’usage, la savonnette avait maigri. Il pouvait alors la tenir plus longtemps. Les mots ne faisaient plus la fête et tout penauds durent rentrer dans sa tête.
Aujourd’hui, Frédéric lit couramment, mais les séquelles des joutes de naguère coincent encore les portes de l’entendement. »
J’avais pris l’habitude de tracer les grandes lignes d’un portrait lorsque je parvenais au terme d’une rééducation. Je me rendais compte que quelque chose coinçait probablement au niveau cérébral sans savoir quoi exactement. Il m’arrivait de penser qu’un jour on découvrirait une carence, un dysfonctionnement au niveau d’une aire du cerveau. Je ne le criais pas trop fort car il était mal venu d’évoquer ce genre de cause constitutionnelle. On s’acharnait à inculquer un apprentissage coûte que coûte sur un préjugé incontournable, le fait culturel et social surtout.
Il y a quelques jours, on apprenait que certains enfants en difficulté de lecture présentent un problème au niveau de l’œil. Une fois de plus, abusivement on a parlé d’enfants dyslexiques pour des confusions visuelles. Quelques jours plus tard, un neurologue, le Pr Michel Habib spécialiste de la dyslexie affirmait que cette vision « était déconnectée des dernières recherches qui avancent des causes cognitives, génétiques et environnementales » il ajoutait que « l’inversion des lettres n’est pas systématique chez les dyslexiques » et poursuivait en disant : « L’étude a observé des étudiants déclarés dyslexiques, sans que la dyslexie soit confirmée. »
Nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Le dyslexique semble avoir encore des mauvais jours devant lui. Il apparaît noyé dans la masse, sans doute grandissante des mauvais lecteurs. Des écoliers devenus collégiens qui ne présentent aucune difficulté personnelle majeure capable d’entraver durablement leur apprentissage et pourtant ne savent pas bien lire. Pour cette catégorie de lecteurs poussifs, il suffirait probablement d’appuyer sérieusement sur les fondamentaux, revenir à une exigence, des principes de base plus stricts et plus contraignants… Mais sommes-nous encore en ces temps ? Je pense qu’il faudra s’y faire, le courant a quitté le lit et se perd dans la plaine.
Quant au dyslexique, cas à part, il s’interroge toujours « Alors, c’est grave docteur ? » Comme on corrige une carence auditive, il a peut-être besoin d’une antenne révolutionnaire pour récupérer des ondes dispersées quelque part sous la voute crânienne.
Au fond, je n’en sais toujours rien mais je pense ainsi, sans aller jusqu’à la croyance.