Un crêpe noir à la gabardine.

La gabardine est le symbole de notre rencontre.  J’ai fini par croire que sans cet artifice, il n’aurait probablement pas eu le même regard sur moi.

Je venais d’avoir mon bac et m’étais retiré dans mon village à ne pas savoir quoi faire, presque condamné à glander. Alors que les autres lauréats préparaient leur dossier pour rejoindre l’université avec un but très précis, je m’étais habitué à ce que je pensais être mon bâton de maréchal. Obtenir le Bac me semblait un exploit en soi, un but final puisque mes parents n’avaient pas les moyens de me payer des études plus poussées.

La vie réserve bien des surprises. Nous étions fin octobre, une personne, une sorte d’estafette puisque nous n’avions pas de téléphone chez nous, m’informa que le lycée de Sartène cherchait à me joindre pour me proposer un poste de pion que je n’avais pas sollicité. Quelqu’un s’était désisté. Je devais me présenter le lendemain au bureau de la surveillance générale pour une embauche sans délai.

Toute la famille était en ébullition et s’affairait pour que je sois présentable. Un cousin rentré du continent me prêta son costume et un voisin plus grand que moi, sa gabardine. Toute la maisonnée pensait que j’avais fière allure ainsi apprêté. Je n’eus aucun mal à le croire et me rendis au Lycée tout neuf tel qu’on ne m’avait jamais vu.  Je fus reçu par une personne que je ne connaissais pas alors que je venais de passer quatre années d’internat au lycée. J’étais presque au garde à vous, sérieux comme un pape, pour mettre tous les atouts de mon côté. Seul, le bout des doigts dépassait des manches de sorte que, presque instantanément, la personne chargée de mon inscription explosa dans un éclat de rire irrépressible qui me pétrifia dans un premier temps. Je compris à ce moment que je devais ressembler à un épouvantail plus qu’à un sous-préfet et machinalement, j’ôtai ma gabardine pour apparaître en costume. Cela eut pour effet instantané de relancer le fou rire de mon interlocuteur, tout rouge et en larmes… de trop rire. Era capulatu ! (En état de suffocation, en manque de souffle.)

C’est ainsi que j’ai connu celui qui allait devenir mon meilleur ami. Une amitié qui dura toute une vie sans aucune faille. Lorsque nous nous retrouvions après une longue absence, nous avions l’impression de nous être quittés la veille. Il n’y a jamais eu de pointillés entre nous, mais une continuité permanente alors que nous vivions à plus de sept cent kilomètres l’un de l’autre.

L’année d’après, Toussaint repartait à Nice retrouver son épouse et débuter des études d’histoire. Je n’ai pas eu le choix. Il m’a emporté dans ses valises et me garda sous son aile un bon moment. Il avait pressenti un potentiel qu’en aucun cas, je ne devais gaspiller, me disait-il. Sa famille veilla sur moi, sa mère Joséphine notamment avec qui je déjeunais presque en secret, me nourrissant comme ses enfants. Une belle histoire était née et allait prendre une autre envergure lorsqu’il me présenta à son meilleur ami de toujours, Malo. Nous étions trois larrons toujours heureux de nous retrouver. Notre histoire fut belle, nous gardions précieusement nos souvenirs, je n’en ai pas perdu une miette et je peux vous affirmer que j’ai de quoi écrire un livre…

Malo était le plus âgé, il est parti le premier. Toussaint vient de le rejoindre par un jour ensoleillé d’un automne indifférent à nos existences… Je crois qu’ils m’attendent désormais. Le temps prépare en secret mon arrivée, j’ignore quel jour viendra pour le troisième larron.

Mon cher ami, aujourd’hui, je porte un crêpe noir à la gabardine. T’en souviens-tu ? Tu étais éclaté de rire et cette rencontre improbable a fait de nous les meilleurs amis du monde. Je garderai ton image jusqu’au bout de mes jours, je penserai à toi et sourirai à notre histoire.

En quittant Sartène, m’emportant dans tes valises tu as donné une direction à ma vie. Je n’ai plus viré de bord. Je joins mon épouse à cette aventure, à ta manière tu nous as protégés dès les premiers jours de notre rencontre.

A prestu amicu, u tempu fila !

Un jour, Toussaint me demanda de lui faire un dessin en rapport avec son premier petit-fils. J’ai réuni Toussaint et Antoine dans une sorte d’allégorie autour de leurs prénoms. A barabatula, un papillon de nuit attiré par la lumière et que l’on ne touche pas dans les maisons lorsqu’il fait irruption dans une pièce éclairée. On l’appelle  » U Sant’Antonu », une contraction de leurs prénoms. Il était fier de ce dessin et je me souviens de son émotion en découvrant cette image : « Il n’y a que toi pour trouver ça… »
Cela m’a touché et cette image restera désormais mon lien visuel avec lui.

« Antoine, tu vois ce papillon de nuit, il s’appelle comme nous un saint Antoine »
Antoine et grand-père.

Désormais, sur sa tombe, au milieu de beaucoup d’autres, figure une plaque sans forme précise sur laquelle j’avais fait graver ces mots : « Un crêpe noir à la gabardine »,.
Nous seuls, et maintenant quelques amis proches, savons ce que cela signifie.
Notre amitié inscrite comme un code secret sur un nuage de pierre tombale qui assure le relais entre l’outre tombe et l’ici bas…

Sollacaro, le jour des funérailles. (Image dans le titre)

3 Comments

  1. Triste pour toi. La perte d’un ami de longue date correspond à une lourde peine. Toutes mes pensées vont vers toi . Ta cousine Francoise

  2. Au seuil des soixante ans, je pense pouvoir confirmer le proverbe « qui trouve un ami trouve un trésor » et il n’est pas dit que chacun aie la chance de rencontrer la vraie Amitié dans sa vie. Pour celà je suis convaincu que tu peux te retenir chanceux et j’en suis heureux pour toi.
    Joseph.

  3. Nous sommes un fil de la trame chaleureuse du tissu social. Lorsque l’un d’eux vient à céder, le froid s’engouffre. Certains se chargent d’entretenir, repriser, ravauder cette étoffe. Tu le fais sans mièvrerie, lamentations ni faux espoirs, le regard et les propos fixés sur les saisons qui viennent. Ici encore.

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