Aujourd’hui, je ne vais pas vous parler d’orthographe mais de cuisine. Bien que la hache de guerre entre cuissot et cuisseau soit définitivement enterrée, je continuerai à pratiquer la nuance entre le cuissot désignant la pièce de gibier et cuisseau celle d’un animal d’élevage, cuissot de sanglier et cuisseau de veau. Voilà pour le lexique, le vocabulaire si vous préférez.
Je vais vous délivrer une recette de cuisine que je n’ai jamais pratiquée, imaginée seulement depuis que quelqu’un m’a porté un cuissot de sanglier à l’improviste. Vu la taille, raisonnable tout de même, de la pièce, il n’était pas possible de la cuire pour deux personnes. Voici donc ma recette par anticipation, sans que je connaisse le résultat final mais je me fais confiance, le jour où je me déciderai, le plat du jour aura bien mijoté dans ma tête et quand ça cuit lentement au petit feu de la patience c’est toujours meilleur. Des préliminaires qui s’éternisent sont peut-être parfaits pour la suite.
Ce sera à l’occasion d’une réunion entre amis autour d’une table. Des amis épicuriens qui n’ont pas peur de prendre un gramme ou deux autour de la taille, au coup de fourchette sûr à faire pâlir le plus fin des escrimeurs qui cherche à faire mouche. Ces enfourcheurs instinctifs qui piquent juste, sans même jeter un regard dans l’assiette, qui allient adresse et plaisir rustique du palais, naturellement. Ces amateurs de bonne chère qui savent qu’elle sera accompagnée de bonne humeur et d’anecdotes croustillantes.
Mon idée du moment, est une cuisson lente dans une cocotte en fonte, couvercle fermé, installée au four entre 180 et 200°. Il faudra pianoter avec la température. Le morceau est sans doute sec, il va falloir jouer juste avec un peu de gras, très peu vous comprendrez comment. Pour l’installer confortablement sur le fond émaillé, je vais devoir le désosser avec un couteau d’office, vous savez ce petit couteau pointu destiné à l’épluchage des légumes. Après quelques allées et venues sur un fusil de cuisine, il sera affuté comme un scalpel pour une approche chirurgicale. Là, je m’interroge : persil ? Estragon ? Céleri ? Thym ? Romarin ? Cela se décidera le jour venu, l’écrasée d’ail et d’échalote reste incontournable. Une écrasée abondante, salée poivrée à la bonne, je veux dire à convenance personnelle, largement répartie à la place de l’os avant de ficeler le rôti qui reposera au frigo dans une marinade également définie au dernier moment. Bière, cidre ou vin rouge coupé avec de l’eau, cela dépendra de la température extérieure du jour.
La veille du repas tout sera clair dans mon esprit après un long mijotage cérébral. Un filet d’huile d’olive au fond de la cocotte, mon cuissot posé délicatement avant une jetée d’oignons coupés gros, de tomates concassées, un petit verre de cognac et sans doute un ou deux verres de bière, sel et poivre. On verra. C’est parti pour deux ou trois heures de four. Première visite au bout d’une heure, cela donnera une idée pour lever ou baisser la température, prolonger ou raccourcir le temps de cuisson et soigner l’arrosage en tournant la viande. Avant la dernière étape, j’introduirai de gros morceaux de panzetta artisanale, et quelques tronçons de salcicettu pour environ une petite heure de cuisson en compagnie du cuissot pour une touche plus moelleuse On laissera dormir, sans découvrir, hors du four dans un coin frais jusqu’au lendemain. Ce sera plus simple pour faire de belles tranches à froid et dégraisser largement lorsque la graisse sera figée.
Il est temps de songer à l’accompagnement pendant que la sauce réduit pour réchauffer les tranches.
Si c’est l’hiver, des châtaignes, des pommes rissolées, de la polenta de maïs… une compotée abondante et bien sèche d’oignons, de tomates et aubergines en période automnale… Pourquoi pas des pâtes fraîches au fromage râpé ? Ou bizarrement des cocos blancs déjà cuits qui bloublouteront doucement dans la sauce, le temps de les imprégner des sucs mêlés.
Pour le moment, le cuissot attend encore sagement au congélateur mais je sens que le fumet m’assaille, il va falloir que j’invite bientôt, et je sais qui appréciera un repas rustique, un repas de campagne que l’on partage par jour de brouillard pendant que le paysage se fait mystérieux… Un paysage qui se fond dans la grisaille pour renforcer la rencontre autour d’une table. Le soir, il sera temps de s’envoler dans les nuages, d’enclencher le rêve qui nous mène dans des endroits que lui seul connait. Je suis enfoncé dans le molleton d’un cumulus fractus, la lune est calme et me raconte une de ces histoires merveilleuses que je ne connaîtrai jamais ici-bas. J’ai fermé les yeux, j’écoute, le vent pousse mon berceau ouaté au-dessus du maquis… la vie nocturne joue sous mon regard de nyctalope… chacun fait ce qu’il peut pour goûter son chemin. Vu d’en haut, j’ai l’impression de dominer, de pouvoir anticiper, de prévoir ce qui va se produire… C’est plus facile, je comprends mieux pourquoi Dieu s’est enfui dans les étoiles.
Jamais, recette imaginaire n’aura autant « poupouté » dans l’esprit à petits bouillons. Le cuissot, beaucoup d’attente, un peu de cuisine, le repas, le repos… Que restera-t-il lorsque tout deviendra éternel ?
Il restera cette lumière qui fait joyeusement mûrir les tomates…