L’amour de la vie, non de l’envie.

Rien ne m’étonne dans la vie, je raconte et sublime mes meilleurs moments.

Entre 161 et 180 après JC, Marc Aurel écrivait :
« Combien est ridicule et étrange l’homme qui s’étonne de quoi que ce soit qui arrive en la vie ! »

J’ai toujours fréquenté des amis beaucoup plus âgés que moi, plus fortunés aussi, certains avaient franchi la quatre-vingtaine. Joseph faisait partie de ceux-là.

C’était un vieux marin breton qui avait échoué dans la région parisienne. Un nostalgique des flots qui naviguait dans l’entreprise qu’il avait créée dans le pur esprit paternaliste. Sa ressemblance avec Jean Gabin était frappante. Il respirait la placidité, l’assurance d’un grand-père qu’il n’a jamais été. Ses deux enfants étaient décédés dans leur très jeune âge laissant l’homme sans descendance.
Marqué par le drame, il n’en parlait jamais.

Je n’étais guère éloigné de la quarantaine lorsque je l’ai connu. Très vite nous devînmes amis sans crescendo et sans se l’avouer, presque tout de go. Quasiment de but en blanc, sans chichis et sans tralalas. A la sauvage car nous n’étions pas du genre à nous épancher sur ces relations-là. Il s’était construit dans le marbre et moi d’albâtre, encore tendre.
C’était ainsi, il était inutile d’y mettre des mots, nous le savions et cela nous convenait parfaitement. Il m’a adopté d’emblée et sa seule manière de me faire savoir son attachement, dans ses moments de presque faiblesse, consistait à se lâcher un peu, en m’avouant au bout d’une phrase, au coin d’un élan soudain :
– Tu es mon meilleur ! Et puis c’est tout.
Il ressortait ces mots de manière épisodique sans qu’il y ait la moindre symétrie dans les épisodes. Cela pouvait durer des mois comme il pouvait me balancer sa faiblesse dans l’heure qui suivait.

Nous entretenions une relation d’amitié paisible et nous avions plaisir à nous rencontrer souvent malgré la distance qui séparait nos domiciles. Nous habitions dans deux villes distantes d’une centaine de kilomètres.

La relation était plus rude avec son épouse qui cherchait sa place, jalousant parfois les sentiments amicaux que son mari éprouvait pour moi. Elle pesait à sa manière sur notre amitié, se mettant dans la balance en forçant un peu sur le sonnant et trébuchant .
Elle m’adorait aussi, à sa façon, presque à la hussarde lorsqu’elle s’autorisait quelques libertés en m’envoyant paître de peu noble manière. Elle me disait des duretés que personne d’autre ne pouvait s’autoriser sans qu’elle ne fulminât de foudres terribles à l’adresse de l’impudent. Elle seule avait le droit de me malmener pour que je sois sa préférence. Elle aurait arraché les yeux à quiconque aurait osé m’importuner. Elle en avait décidé ainsi.

Quelques fois mais quelques rares fois seulement, Joseph m’avait tendu des liasses de billets pour amortir certains chocs de la vie, allant jusqu’à me proposer un terrain à Chantilly pour mon fils. J’ai toujours refusé dès que la valeur dépassait le train-train raisonnable. Il reprenait ses billes, ses gros calots, en me disant :
– Tu as raison ! Une raison qui a profité à d’autres dont la sincérité était émoussée et qui détectaient facilement le fumet de l’argent.

Son entreprise d’une trentaine d’ouvriers l’a maintenu en activité très tard. Il ne voulait pas que ses ouvriers soient au chômage, alors il tenait bon. Il a laissé son affaire à son chef de chantier qui connaissait bien la maison, en s’assurant qu’il ne débaucherait personne. Cela se fit sans contrepartie, sans le moindre sou dans la balance, mais dans les règles de l’art devant notaire pour le franc symbolique. Chaque fin d’année, il arrosait quelques associations pour personnes en difficulté mais n’en pipait mot.
Je le sus tout à fait incidemment lorsque débordé par les demandes, il m’invita dans son bureau, à faire un choix avec lui, sous mon humble éclairage.

Son grand plaisir consistait à nous faire connaître les plus chics restaurants qu’il fréquentait pour ses affaires. Nous allions dans sa Bretagne natale déguster les homards gratinés, à dix pas de la mer, faire le plein d’iode en courant les fruits de mer. Il venait dans ma Corse natale pour découvrir la charcuterie nustrale (typiquement locale). Il avait un faible pour la coppa mais n’a jamais apprécié « u ficateddu », il disait :
– Ta figatelle, tu la gardes pour toi !

Il adorait visiter les châteaux. Pour les voir de plus près presque dans l’intimité, il participait à des enchères en sachant qu’il ne souhaitait aucune acquisition. C’était un autre plaisir. Il dépensait, à fonds perdus, une coquette somme pour participer à la séance le jour de l’encan pour personnes fortunées. Il venait me chercher pour visiter un manoir en me promettant que j’apprendrai la vie, une vie seigneuriale que je n’aurais jamais connue de si près, sans lui. Au moment du cocktail, il me touchait du coude, suivait du regard les jolies dames du beau monde qui tenaient la coupe de champagne, le petit doigt levé.

Un soir de traversée en bateau vers le Continent, j’ai croisé un député de Marseille, un villageois chez qui ma mère était femme de ménage avant que sa famille ne rejoigne la cité phocéenne. Nous nous sommes attardés à parler de nos familles respectives. Joseph se tenait à l’écart. Ils se sont salués d’un geste de la main. Je n’ai jamais été un foudre de guerre pour les civilités, j’ai gardé un fond sauvage, une sorte de syndrome Robinson, en me tenant à l’écart et fuyant au plus vite toute discussion qui s’éternise dans la gêne… Lorsque Joseph sut qui était cette personne, il m’a reproché de ne pas l’avoir invitée. Me sachant peu fortuné, il me fit la leçon, il se serait chargé naturellement d’assurer la dépense.

Il avait installé entre nous une sorte de tranquillité. Il connaissait quelques mots en Corse et me fustigeait parfois :
– Tu t’occupes de tes affaires et moi, je m’occupe du reste et basta !
Le regard complice nous éclations de rire. Nous avons tenu la distance dans l’amitié, l’oseille est restée dans sa poche et sortait discrètement.

J’ai quelque peu bourlingué avec mon Gabin qui avait gardé une âme d’enfant, parfois fait quelques bêtises lorsque nous forcions sur le Rémy Martin. Le bateau tanguait mais nous avions le pied marin.

Malgré son côté bourru, Joseph aimait les fleurs et je crois que ces roses trémières qui s’étaient épanouies dans un ravin, une image rustique, un peu vieillotte, nous ressemblent beaucoup. Je suis certain qu’il aurait balancé en les voyant :
– Tu capisci tuttu ma non comprende niente ! (Tu saisis tout mais tu ne comprends rien !)
Il me taquinait ainsi en mâtinant le corse d’italien, pour la circonstance.
Joseph le breton a passé sa vie en baroude loin de ses terres qu’il gardait au fond du cœur.
Il naviguait dans le pays sans jamais quitter sa Bretagne natale enfouie au fond de sa mémoire.

Il avait trouvé une similitude à sa vie dans mon exil, le breton et le corse refaisaient le monde à leur manière… Ce fut pour moi, une très belle aventure.

Il était bien sur terre et je clignotais dans un coin du paysage.
Et notre environnement était aussi rustique que ce piquet et ces monnaies de pape vieillissantes…

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