Je le regardais depuis un petit moment, assis tout près de la barrière. Il ne m’avait pas vu et semblait perdu dans ses pensées, triste ou soucieux.
Lorsqu’il m’aperçut, son visage s’illumina. Il me salua d’un geste large semblant signifier :
« Eh, depuis le temps que je ne t’ai vu ! » puis m’invita à le rejoindre en agitant sa main.
Avant de m’approcher, j’ai cliqué discrètement de loin pensant obtenir un effet plus spontané, plus naturel.
Nous avons échangé quelques mots sans autre portée que celle du plaisir de nous rencontrer. Je l’ai connu lorsqu’il était jeune, longtemps nous habitâmes le même quartier.
C’était toujours l’occasion de ruminer le temps passé pour les plus ronchons ou le savourer encore, pour ceux qui gardent un sourire adressé à leur enfance. C’est plutôt notre cas.
Félicien était un des derniers protecteurs des ânes du village comme un dernier mohican avec ses derniers chevaux. C’était un inconditionnel des solipèdes si répandus durant notre jeunesse. Il me rappelait mon père avec Campo et Roland qui ont partagé, chacun en son temps, sa carrière de balayeur des rues en tirant le tombereau.
Quelques temps avant de s’éclipser et de se terrer chez lui, Félicien faisait de la surveillance passive.
Je me demandais qui avait le plus besoin de la présence de l’autre.
Etaient-ce les ânes qui déambulaient sur un vaste terrain ?
Etait-ce lui, qui ne pouvait se passer d’eux ?
C’était lui, sans doute, qui ne pouvait être, une petite heure, souvent bien plus, en leur compagnie.
Il semblait piétiner entre l’hier et l’aujourd’hui, jetant machinalement quelques regards furtifs vers ses protégés.
Sans connaître quel penchant le motivait, il ouvrait la barrière face à celle du cimetière où paissaient ses baudets, tapotait un garrot, le regard perdu dans le vague, flattait un dos.
L’animal frissonnait et semblait apprécier sa caresse, se tournait vers l’homme, frottait parfois ses naseaux contre sa veste bleu de Chine.
A quoi pensait-t-il ? Je n’en savais rien, il ne disait rien.
Il saluait et souriait sans jamais trahir son monde secret.
A la tombée de la nuit, après avoir éparpillé un peu de paille, jeté quelques graines, vérifié le contenu de la vieille baignoire bleue, il lançait un dernier regard en direction de ses grisons et, la tête basse, s’engageait sur la route de l’Olmiccia. Puis disparaissait dans le virage du presbytère avec son allure nonchalante, totalement abandonné à ses pensées.
Félicien, sans le savoir, cultivait le paradoxe du discret qui clignotait vivement dans l’esprit des villageois.
Sur le chemin du retour chez lui, une autre volte, de loin saluait une dernière fois et souriait encore.
Allez savoir ce qu’il pensait…
Il s’est égaré dans le temps…
Ùn saria micca stunenti c’à u mumentu di u mortoriu, l’asini si mittissini à runcà pà un’ultim’addiu.
Chi tu riposi in paci !
Voilà c’était Félicien, toujours discret avec un salut pour tout le monde. 🙏
Bona sera. Triste nouvelle. Riposa in Pacé.
Toujours égal à lui-même. Encore une figure du village qui vient de nous quitter.
Bravo, très beau texte qui reflète fidèlement Felicien. Avec son inséparable bleu de Chine, toujours dévoué, et oui… tellement discret. Qu’il repose en paix 🙏
La nouvelle du départ de Félicien pour son dernier voyage m’attriste beaucoup. « A s’a fatta ». Il y a une quarantaine d’années je lui avais vendu, pour une somme symbolique, l’équivalent d’une vingtaine d’euros peut-être, mon vieil âne Fasgianu (oui, je sais, ce n’est pas très original comme nom). Il était venu le chercher à Anghjaronu avec Jeannot et sa bétaillère. Je m’arrêtais souvent à la boucherie bavarder un moment avec Félicien et Jeannot et sa femme dont j’ai oublié le prénom.(Et parfois Jojo aussi)
Arriposa in santa paci, o Felicien.
Je me rappelle la fois où j’étais à la boucherie avec Jeannot et Félicien; Jean de Rocca-Serra, le professeur de lettres est entré: « Ah, on se retrouve chez notre ami Jeannot ».
« Hè meddu a ritruva’ssi cui che in faccia » a répondu Jeannot en montrant la pharmacie.