Alain est mon ami de toujours.
Tout a commencé à la préadolescence.
A cette époque, ma famille faisait partie des gens du petit voyage, c’est à dire que nous déménagions souvent dans Levie au gré des possibilités du portefeuille familial.
Deux fois au centre du village sur le passage principal dit « A Surba », deux fois à l’Olmiccia, pour finalement, nous fixer définitivement au fond de la Navaggia.
C’est à l’occasion de notre passage à l’Olmiccia que je fis connaissance plus précise avec la famille d’Alain.
Sa mère Françoise était une cousine dont j’ignore encore le degré avec ma grand-mère maternelle. Une femme travailleuse, véritable fée du logis, lavandière infatigable autour de son petit lavoir.
Aldu, le père, homme silencieux, prenait très à cœur son entreprise de maçonnerie. Il rentrait tard du travail et réfléchissait encore à ses travaux avant le dîner. Il se reposait enfin devant sa cheminée, l’hiver, après avoir modifié pour la énième fois ses plans. Les malfaçons n’existaient pas dans son esprit de constructeur inlassable, il peaufinait perpétuellement les moindres détails avant de livrer un ouvrage terminé.
Georges, François, Alain, Zaïra et César vivaient paisiblement au sein d’une famille aimante.
J’avais été adopté, d’une certaine manière, souvent présent au quatre heures des enfants, je me souviens du sourire de Françoise, ravie de me voir en compagnie d’Alain.
J’avais droit à mon bol de café au lait ou de chocolat chaud avec force tartines. Françoise nous observait discrètement d’un regard attendri.
Cette amitié qui date de notre préadolescence perdurera toute une vie.
La mère de famille avait souhaité que nous partions ensemble à l’université.
Ce fut un sacré épisode.
On se voit moins souvent mais rien n’a été effacé, la permanence de notre passé traverse le temps sans une égratignure.
Lorsque nous étions collégiens au village, Alain avait souhaité s’isoler pour mieux étudier. Il avait établi sa chambre dans le grenier resté brut, sans carrelage et les murs gris d’origine. On y pénétrait directement, une fois parvenus à la dernière marche de l’escalier, c’était juste en face.
Les jours d’automne et une partie de l’hiver, dès que nous approchions du dernier étage, une odeur agréable de Starkinson, rouges d’un pourpre intense, nous enveloppait, envahissait nos narines pour nous rappeler les délices d’un verger. Nous avions l’impression d’entrer dans le paradis des pommes, un lieu où les fruits mûrissaient lentement, un espace d’affinage pour exhaler leur meilleur arôme.
Tout l’étage en était rempli sauf la chambre. Il y en avait partout, il suffisait de se baisser pour en croquer une avec grand plaisir. Un équilibre parfait entre sucré et acidité, l’arôme particulier de la Starkinson, le jus coulait par les commissures de nos lèvres à chaque croque et perlait au menton. C’était un moment délicieux, nous fermions les yeux libérant un « hummm » étouffé qui se prolongeait pour souligner notre satisfaction.
Juste en pénétrant dans la chambre, restée sommaire dans son agencement, sur la gauche me semble-t-il, trônait un coffre rempli de Blek le Roc, Akim, Capitaine Miki… une véritable caverne d’Ah ! Lis Baba ! Nos premières lectures, moins laborieuses, pour moi, que celles du collège. Le soutien de l’image m’aidait beaucoup et le plaisir de l’aventure était autre.
J’ai souvenance du plaisir d’Alain, qui faisait ses gammes en matière de verlan pur, s’amusant à dire « Ikim Eniatipac » pour désigner la bande dessinée Capitaine Miki.
Ce fut une adolescence à souvenirs multiples que nous construisions patiemment sans le savoir, tantôt au Casino, un Casino que nous avions inventé, resté secret de nombreuses années, tantôt au creux d’un châtaignier rongé par le feu, tantôt au cinéma et lors des sorties les lundis de Pâques…
Une année, « a pucena » (la dînette) nous laissa un souvenir impérissable. C’était notre premier jour de totale liberté, enfumés de brouillard et de Craven A, enveloppés dans l’atmosphère humide d’un temps bruineux.
Puis ce fut l’entrainement pour le rallye, nous partions de Zonza en Dauphine après minuit à la sortie du cinéma.
Nous étions à fond, j’étais le copilote et prenais très à cœur ma fonction. J’ai même failli me fracasser le crâne en sortant du véhicule avant son arrêt total pour faire mine de tamponner la feuille de route à un supposé poste de contrôle. Je fis quelques tonneaux, la tête se souvient encore de sa rencontre avec le bitume.
Vint ensuite, la période universitaire très riche en évènements… Nous étions toujours ensemble par monts et par vaux, par temps doux et par tempêtes aussi.
Par ces quelques lignes, je voulais embarquer une nouvelle fois Alain dans les fondations d’une amitié qui perdure dans nos rencontres, pourtant devenues rares….
Tu t’en souviens, mon ami ?