C’est sans doute une des plus surprenantes et plus belles histoires des « choses de la vie » (blog).
J’en fais le récit exact dans tous ses détails.
Une énigme résolue soixante ans plus tard. Personne au village ne s’en doutait.
J’étais à Bastia.
C’était un début de soirée lorsqu’une envie d’apéro me prit soudainement.
En quelques minutes, je me trouvais dans un petit commerce de vin situé au pied de l’immeuble. Une échoppe fort sympathique, comme il n’en existe plus beaucoup aujourd’hui.
J’avais l’impression que le temps s’était figé ici, une présentation minimaliste tout juste pour proposer l’essentiel. La personne était avenante, l’accueil souriant, ce qui me fit dire sur le champ :
– Voilà un commerce nécessaire, sans chichis, où l’on se sent bien !
En quelques secondes, j’étais catapulté dans le temps de mon enfance lorsque j’allais à « La source du bon vin », chez Maria Barbara au quartier Insoritu.
C’était chez elle qu’enfants, nous allions remplir les bouteilles de père et de grand-père.
La pièce était sombre, sans l’éclairage au néon, le carrelage taché de fuites de Montemagni en barriques et le bouquet si particulier d’une cave à vin assaillait les narines dès le franchissement du seuil.
Un effet à me faire remonter le temps et m’écrier, alors que je ne connaissais personne :
– Mi pari d’entra in de Maria Barbara !
(Il me semble entrer chez Maria Barbara !)
Une exclamation qui a fait sourire le commerçant auquel je dus raconter l’histoire de notre marchande de vin pour qu’il comprenne l’allusion.
D’emblée, la conversation fut facile, débarrassée de tous les effets artificiels des commerces actuels qui vantent le beaujolais nouveau d’arômes de framboise, de cerise ou de banane, de robe d’un rouge lumineux et même de breuvage qui a de la cuisse… Bref, je fuis ces marchands de rêves vendeurs, qu’importe les rondeurs annoncées pourvu qu’on ait l’allégresse.
Le courant passait bien, le sourire de mise et la sympathie sous-jacente. Mon entrée en fanfare, surprenante, avait produit son effet en totale spontanéité.
Au fil de la conversation, le caviste apprend que je viens de Levie au sud de la Corse et se souvint que son oncle parcourait naguère les villages au gré des fêtes patronales.
Il animait un petit stand appelé « Gugus ». C’était le préféré de ma grand-mère. Elle ne s’éloignait jamais de sa maison et encore moins de son quartier la Navaggia. Durant tout l’hiver, elle approvisionnait, en secret, une vieille chaussette de laine pour rendre visite à son personnage préféré avec quelques piécettes, le jour de la Saint Laurent au mois d’août. C’était la seule fois qu’elle « montait » au village.
Elle revenait chez elle avec des verres, des tasses, parfois des assiettes, vous imaginez qu’elle ne courait pas le million. Le créateur de Gugus, toujours bienveillant, ne la laissait jamais rentrer bredouille, cela faisait des années qu’ils se connaissaient en se rencontrant une fois l’an.
Je savais que j’avais écrit cette histoire dans mon blog, ce fut une agréable surprise pour notre marchand.
Il fut fort étonné de l’apprendre.
Le lendemain, je lui remettais le document. Dès qu’il vit le dessin que j’avais fait de mémoire, il s’exclama : « C’est tout à fait ça ! ». Il promit de garder précieusement ce papier qui relatait la vie de son oncle spécialisé dans les foires et les fêtes votives lorsque nous étions enfants.
Quelques jours ont filé.
Un matin, je passais distraitement sur le trottoir lorsque Raymond vint à ma rencontre, visiblement remué. Il m’annonça qu’il avait lu le texte, découvrant du même coup l’histoire « Di u bracci muzzu », le manchot qui vendait des lunettes et des harmonicas, i sampugni dit-on chez nous. Tous les ans Gugus et u bracci muzzu se faisaient face de part et d’autre de la route. L’un rive Vescu et l’autre versant Jany, pour ceux qui connaissent le village de Levie. Ils s’installaient toujours en vis-à-vis, ce n’était ni anodin, ni fortuit. U bracci muzzu était le père de l’animateur de Gugus, le grand-père du marchand de vin, très ému devant moi.
De nombreuses personnes fréquentaient son stand. C’était un homme très attachant et courageux, doté d’une dextérité peu commune, manipulant les lunettes avec ses moignons, aussi bien que nous avec nos mains. Il rangeait les billets dans sa casquette posée sur sa tête. C’était presque une attraction pour grands et petits. De nombreux villageois passaient à son stand pour le saluer.
J’ai appris, ce jour-là, qu’il mangeait la soupe avec une louche et sans aide. La seule chose qu’il ne pouvait pas faire dans la vie courante, me disait-il, c’était lacer ses chaussures, évidemment.
Son histoire est émouvante. Cet homme originaire de Sardaigne tenait un petit magasin pour faire vivre sa famille. Les fins de semaines, des voyous locaux, le rackettaient puisant lourdement dans sa recette. Fatigué de voir partir le fruit de son labeur de manière peu glorieuse, il décida de quitter son village sarde avec sa petite famille. Installé à Bastia, il commença par vendre sur les marchés puis se spécialisa dans les fêtes foraines.
Voilà comment, soixante ans plus tard, je sus que père et fils venus du nord de la Corse, animaient deux stands dans notre village durant les fêtes de la saint Laurent. Le fils veillait sur le père dont le stand était situé en face, distant d’une largeur de route.
Le caviste s’appelle Raymond à la mémoire de son grand-père..
Je suis certain que le marchand de vin, a été très heureux de faire un saut inattendu dans le passé pour évoquer son aïeul. Une rencontre surprise et une forte émotion visible dans ses yeux.
Une belle histoire sans doute et un coup d’bol magistral car ce n’est pas tous les jours que l’on alimente de la sorte des souvenirs entre personnes qui ne se connaissaient pas deux minutes auparavant.
Comme quoi, le vin enchante même lorsqu’il n’est pas tiré… Ah ! Ah !
Gugus grimpait à un mât pour parvenir au sommet où tournait une roue (une jante de vélo). De la charcuterie locale factice, en plâtre, pendait accrochée aux trous des rayons. Le personnage tenant un crochet à bout de bras décrochait un élément portant un numéro. C’était le numéro gagnant. A chaque escalade, il y avait un lot différent à gagner, chacun se décidait à jouer lorsque l’objet à gagner l’intéressait. Grand-mère visait surtout les tasses et les verres.
Ce personnage était une création de l’animateur, je connais l’atelier de sa naissance. C’est le neveu du nouveau Geppetto qui me l’a montré…
Belle histoire relue avec plaisir 🙂
Modifiée. 🙂
Merci Al