Reprise.
Sur le chemin de la Navaggia, promenade dans le temps…
C’est un endroit encaissé où la neige tient plus longtemps qu’ailleurs (Etymologie de Navaggia), le quartier de mon enfance, le plus bas du village.
Les lignes qui suivent seront probablement les dernières à relater un passé très riche. Piazza di coddu, naguère plaque tournante du coin, où tous les enfants se retrouvaient pour jouer, est devenue place réservée, close où l’on n’ose plus passer. On ne s’y arrête plus, on file par la ruelle qui la longe. La fontaine est bâillonnée, sa gargouille est tarie, elle ne chante plus, ne remplit plus les bassins en contre-bas pour arroser les jardins désormais abandonnés.
Je vais vous narrer la petite histoire de la partie basse et d’Ambruginu.
Une partie seulement, ce serait trop long si je devais citer tous ceux qui vivaient là naguère.
Nous avions réuni, sans doute une dernière fois, tout ce monde de la basse Navaggia. Des retrouvailles destinées au souvenir comme une cérémonie de joyeuses funérailles. C’est fini, il ne reste plus que quelques personnes, quatre à six à longueur d’année. Seul, le souvenir pour peu de gens, un temps encore, après ce sera l’oubli, ce récit aura valeur de témoignage.
Il faisait bon vivre dans la petite maison de mes grands-parents.
Un logement minuscule, deux pièces chargées d’histoire. Le mur qui sépare encore le vivre du coucher, d’ordinaire appelé cloison, mesure soixante-dix centimètres.
En entrant dans la chambre froide, que l’on appelait le « frigidaire », tant elle était glaciale l’hiver, je retrouve la présence de mon arrière-grand-père maternel. L’odeur de sa barbe, qui sentait le tabac froid lorsque nous allions le saluer de bon matin dans sa chambre, me revient aux narines. Une bouffée de souvenir, à plein nez comme d’autres en ont plein la vue. Il fumait la pipe qu’il bourrait avec du tabac brun ou du gris de sa production personnelle au jardin. Aussi loin que je me souvienne, il vivait couché en fin de vie. J’avais quatre ans, je posais un genou sur le lit pour me hisser à sa hauteur et l’embrasser, mon visage enfoui dans la toison blanche qui masquait sa bouille émaciée. Il tournait à peine sa tête pour me regarder, probablement pour fixer mon image avant de partir dans les étoiles. C’est le seul souvenir que j’ai de lui avec sa pendule fixée au-dessus de la cheminée. Un coucou qui avait vieilli avec lui.
A bout de souffle aussi. Il sortait de sa cachette lorsqu’il en avait envie ou lorsqu’il pouvait. Il commençait à perdre le sens du temps. Coucou ! Coucou ! Il annonçait son heure sans se soucier si c’était la bonne. Il lui arrivait d’annoncer un « Coucou !» poussif sans sortir de sa cachette… mauvais présage. Son maître horloger était vieillissant et grabataire, alors l’oiseau se fichait d’égrener le temps. Lui aussi perdait la tête et ne tarda pas à reposer au cimetière des objets usagés dans un coin du grenier parmi un bric à brac hétéroclite.
Peut-être un jour, intéressera-t-il un collectionneur, un sentimental ou un illuminé… mais retrouvera-t-il son entrain, sa bonne humeur d’antan ? Pas sûr. L’objet animé qui perdait son âme en même temps que vacillait celle de son protecteur s’est momifié et ses parties rouillées ont figé à jamais le mécanisme qui ronronnait dans son ventre. Arrière-grand-père Dominique est parti sans nous connaitre vraiment… je crois qu’il nous a imaginé une vie heureuse dans le secret de ses pensées.
Le quartier était encore peuplé. Toutes les maisons habitées : Zi Mercu, Zi Jean Paulu, Zi Ghjuvanni, Z’ Angnulu, Z’Andria, Zi Vincirinu, Marco u longu… des anciens qui finissaient leur vie chez eux. Tous avaient une particularité : il y avait le chanteur, l’ombrageux taciturne, la mémoire du quartier, le rêveur, le réservé, le facétieux, l’insouciant…
Anton Pariu et Pierrette condamnés aux travaux forcés à perpétuité ne cessaient de trimer aux champs, parcourant le chemin de la Tippa à la Navaggia, inlassablement. Ils vivaient sur le sentier qui mène chez nous et passaient devant nos portes, toujours pressés d’arriver dans leur champ.
Dans la même ruelle, Barberine et Marianne, les douces, équilibraient les consciences, toujours en sourires et agréables paroles.
Angèle perpétuellement à l’affût d’un malheur pour en atténuer les effets, n’a cessé de visiter les foyers, présente à toute heure du jour et de la nuit. Une infirmière formée sur le tas qui fut d’un grand secours pour tous, sans jamais rechigner, elle bravait les mauvais penchants de la vie et ignorait les intempéries.
Les chaumières ont commencé à se vider à leur disparition et n’ont plus connu l’occupation permanente, sauf celle reprise par André et Catherine.
Une grande solidarité régnait entre tous, chacun se sentait responsable de l’autre, c’est ainsi que les plus anciens ont pu terminer leur vie sans jamais quitter leur maison.
Ce fut le cas pour mes grands-parents Sylvain et Battine, mon père François, grâce à la protection, la bienveillance, l’humanité d’Angèle puis d’André et de Catherine. Ces derniers ont veillé sur eux jusqu’à leur dernier souffle sans jamais ménager leur peine. Lorsque j’étais à Paris, je savais que leur présence assurait la survie de la famille. Pierrette qui demeure encore sur place a porté sa contribution aussi, Claire, récemment décédée, avait déserté l’endroit depuis belle lurette trouvant refuge chez sa fille. Les enfants et petits enfants de Louise et François reviennent l’été et se souviennent des jours heureux…
Chaque été, au moment des vacances, nous nous retrouvions souvent le soir autour d’un barbecue de fortune. Mon père était ravi de manger des « crochettes ». Je n’ai jamais su s’il plaisantait ou s’il confondait réellement. Il m’avait tellement habitué à ses facéties que je n’y prêtais plus attention. Pour être à l’abri des regards comme du vent, nous tendions des couvertures sur l’étendoir à linge… André était à la soufflerie et à l’entretien des braises, j’étais le cuisinier de service. Les enfants s’agglutinaient autour de nous pour écouter nos histoires extravagantes. Danielle et Jean Simon, toujours dans le quartier, devinrent les nouveaux anges gardiens. Formés à l’école des parents, ils veillaient à leur tour sur ma mère lorsqu’elle rentrait chez elle au retour de l’été.
Désormais l’endroit est désert, ils sont les derniers témoins de la vie qui présidait ici, naguère.
On pouvait compter les uns et les autres sans aller crier famine chez la fourmi la voisine. Le besoin se savait ou se disait car aucune gêne n’existait dans cet environnement quasi symbiotique.
La solidarité était leur deuxième nature. Pilili qui tenait épicerie à la limite du quartier était disponible à toute heure, pendant le repas de midi comme après vingt heures, sans jamais rechigner. Sa vie branchée sur celle des autres, elle menait vrai sacerdoce.
On a pris l’habitude de dire, c’était mieux avant.
Et si c’était vrai ? Ce n’est pas affaire de statistiques ou de commodités nouvelles, c’est affaire de ressenti, le voisinage présentait meilleures garanties.
Aujourd’hui pour arriver chez moi, en aratasquie, j’ai besoin d’entretenir un bout de chemin, personne, je ne trouve personne pour avoir un peu de tuf en payant.
C’est un travail perpétuel qui un jour, vaincu par la lassitude et l’impuissance, me boutera hors de chez moi. Cela n’existait pas avant.
Aide-toi, le ciel t’aidera. Je m’aide mais le ciel n’en fait qu’à sa guise, il me complique la tâche en ravinant le chemin, inlassablement.
C’était notre bon temps, nous le revendiquons comme tel. Nous percevons ainsi le changement.
C’est notre histoire, nous avons aimé ce temps, cette vie, notre passé.
Je souris à cette évocation, elle me raccroche à ceux que j’ai aimés.
Mon tour n’est plus bien loin. Que cette vie fut belle !
Il reste encore des jours, je les regarde passer…
En quittant Aratasca, mon ici et maintenant, le jour de mes funérailles, j’irai cacher mon âme au fond du jardin de la Navaggia.
C’est là-bas que j’ai appris la vie, que la mort m’abritera et conservera mes pensées.
Beau récit empreint de nostalgie et même de tristesse…
Merci Al,
Bonne soirée. 😉
Bonjour Simone ,
Très émouvant votre récit pour ceux de la même génération que vous et moi .
La sensibilité y fait beaucoup , mais un tantinet d’humour bien enveloppé me rend présente à ces scènes bien connues partout ailleurs en Corse , chez nous je me plais à dire 😉
Souvent, on me dit vivre certains de mes textes comme si la personne était présente.
C’est votre cas et cela me ravit.
Merci 🙂
Bonne soirée.