Une chèvre en amodiation.

Une reprise pour traduction en corse.

Amodiation, le terme est impropre mais il me plait pour titrer ainsi.
Généralement, l’amodiation était une concession de terrain, en temps limité parfois indéfini, contre des services en nature ou en monnaie sonnante et trébuchante. Une sorte de métayage, « Tu cultives mon jardin et j’en tire des avantages ».
Ce mot d’un autre temps avait son charme joli mais un réalisme moins poétique, aussi…

Je me souviens de mon enfance.
Notre demeure se situait derrière les maisons de la rue principale, à flanc de colline di Cacareddu.
J’étais âgé de dix ans, un peu avant, un peu après, lorsque nous habitions chez Zi Santu. Un vieux monsieur, ancien menuisier qui vivait seul au rez-de-chaussée.
J’avais l’impression, sans en être certain, que son grand âge l’avait rendu sage jusqu’à ce qu’il perde un peu puis beaucoup, l’entendement.
De nos jours, on dirait qu’il avait croisé le chemin du triste sire Alzheimer.
L’homme était facétieux. Il avait confectionné son cercueil longtemps à l’avance et s’en servait, en attendant l’usage approprié, de réserve à fromage. Il conservait ainsi de nombreuses pièces di casgiu qu’il ne parvenait plus à consommer. Une réserve trop conséquente pour un homme seul. C’était sa manière de culotter son habitacle post mortem comme sa pipe l’était de longue date, de tabac gris. Il s’imaginait sans doute vivre la nuit des temps dans un bain d’effluves fromagers.
Les asticots qui fourmillaient sans s’attaquer au bois, lui donnaient un aperçu de son passage sous terre.
Il s’en amusait, en plaisantait souvent, en soulevant le couvercle pour impressionner le visiteur. Le fromage d’abord bien affiné, devenait pâte à tartiner au goût âpre, raclant le fond du gosier au moment de plonger dans le tube digestif. Il fallait un estomac solide pour digérer cette marmelade qui laissait un arrière-goût astringent sur la langue et rappelait le piquant d’un piment oiseau au plus fort de son art. L’homme vieillissait comme il pouvait, sans famille proche, complètement à l’abandon.
Il bourrait sa pipe avec de la chicorée et tirait rageusement sur le bec du tuyau sans parvenir à allumer le foyer. Il se plaignait que le tabac ne fut plus de bonne qualité : « Ùn ci n’hè piu tabaccu ! » disait-il, déjà.. Tout se mélangeait dans sa cuisine, café moulu, café en grains, tabac gris en paquets cubiques, chicorée amoncelée en petits tas et sucre surtout. On en trouvait partout, même sur le « toit » des buffets, en morceaux comme en poudre…
Nous habitions juste au-dessus, mes parents veillaient sur lui, le sachant sur le déclin.

Maman courait les ménages et la plonge dans un restaurant. L’été surtout.
Joséphine de la Pergola faisait appel à ses services, c’était cocagne pour nous lorsqu’elle ramenait quelques restes du midi qui nous semblaient repas raffinés. Elle n’en faisait pas des arlequins*vous imaginez facilement, c’était un peu notre dimanche car Joséphine cuisinait fort bien !
Papa bêchait les jardins des autres après avoir nettoyé les rues du village en compagnie de son âne Roland qui tractait un tombereau.
Pour améliorer le quotidien en période hivernale, ils hébergeaient une chèvre en location.
Le propriétaire, plus fortuné et accaparé par son commerce nous l’avait cédée en amodiation. Nous devions assurer la garde, prélever le lait pour nous, en période de production, et lui donner le cabri prêt à rôtir le jour du réveillon de Noël. De la sorte nous devions acheter le nôtre si nous voulions réveillonner comme tout le monde. C’était grand-mère qui s’en chargeait.

Notre chère chèvre n’avait pas la notoriété de celle de M. Seguin.
N’est pas Blanquette qui veut !
Je me fais chroniqueur comme Gringoire mais n’en tire aucun écu. Un récit juste pour le plaisir et se souvenir.

La colline de Cacareddu.

Au tout début, j’étais content de l’accompagner chaque matin au pied de Cacareddu.
Elle filait, la tête haute en visant le sommet. Je n’imaginais pas qu’elle avait des goûts de paradis, elle lorgnait le ciel sans jamais se retourner puis disparaissait dans le maquis. Avant la tombée de la nuit, je partais la chercher en appelant : « Tè ! Tè ! » (Littéralement « Tiens ! Tiens ! » faisant mine de lui tendre quelque chose).
D’ordinaire, à mes injonctions, elle apparaissait et se dirigeait vers moi. Parfois, un peu lasse d’avoir couru la colline toute la journée, elle restait allongée derrière les genêts ou les grandes bruyères se fichant éperdument de mes appels, refusant de regagner sa cabane.
C’était un printemps, elle avait rencontré le bouc vagabond qui lui avait parlé des étoiles, de la lune et des nuits douces. Elle rêvait de folâtrer avec lui à la lisière des chênes qui marquent la limite entre le raisonnable et l’aventure. Le raisonnable, la partie de la colline recouverte de maquis léger et l’aventure, la partie sombre qui recouvrait le sommet de chênes serrés. Nous n’osions jamais nous y aventurer tant le sous-bois était obscur et mystérieux. Je crois qu’elle était tentée par le frisson et qu’elle a dû hésiter à suivre le boute-en-train, géniteur de ses cabris annuels qu’il ne voyait jamais. C’est pour cela qu’il insistait encore et encore. Lorsque le froid se faisait sévère, que la pluie tombait drue toute la nuit, elle était contente de rester à l’abri dans sa cabane tout près de la maison.
Elle s’interrogeait : Que fait-il là-haut ?
S’est-il allongé sous le grand chêne qui leur servait de lieu de rendez-vous ?
Elle ruminait ses pensées secrètes : « Un jour, j’irai. Je sais qu’il me protègera et que nous serons heureux de gambader à notre guise, de dormir à la belle étoile, de brouter le trèfle et le serpolet, de voir grandir notre chevreau… »

Hélas pour elle, nous avions des impératifs.
La perdre nous aurait valu quelques reproches et même plus, nous n’avions pas les moyens de dédommager une perte.
Un jour, à flanc de coteau, je l’ai surprise couchée au milieu des asphodèles. Elle riait et faisait semblant de mâchonner un brin d’herbe. Un brin bien long et bien vert qui assurait la durée de la mâchouille et symbolisait l’espoir. C’était un code.
Son prétendant était caché un peu plus haut, ils communiquaient ainsi. Elle mastiquait quelques mots caprins que j’avais beaucoup de mal à décrypter. Elle lançait des « Bêêêê » énigmatiques. J’avais compris qu’elle ruminait des syllabes détachées, une sorte de morse claqué lapé, à coups de langue bien rythmés… Le mâle, à bonne distance, ricanait se moquant de moi persuadé que je ne comprenais rien à leur langage.
C’est vrai, je ne saisissais pas tout mais j’avais compris qu’ils se fichaient de moi.

J’étais en rogne car je venais de quitter le stade précipitamment lorsque ma mère m’appelait à l’aveugle, à la cantonade, pour que quelqu’un entende, en plein match de foot depuis notre maison qui se trouvait en hauteur, presque à l’aplomb du stade de Jean-Jean.
Les mains en porte-voix, elle criait «Ô Simò ! A sgiuca ! »* La nuit n’allait pas tarder à tomber, je filais comme une flèche, toujours infatigable même après des parties de foot interminables.
Voilà pourquoi je n’appréciais pas trop les fourberies caprines après avoir été dérangé en plein match.

Invisible sur cette image, le stade de Jean-Jean se trouvait sur la gauche.

Le doute s’était installé, il fallait entraver notre chèvre pour ralentir ses gambades et réduire son autonomie. Grand-mère était bonne couturière, elle possédait un stock de cravates pour rapiécer les accrocs des vieux pantalons et savait très bien tresser des entraves.
La pauvre chèvre n’appréciait pas trop cette marche ralentie, fut-elle par de belles cravates qui se portaient les dimanches à la messe.
Depuis ce jour, on avait l’impression qu’elle se traînait en silence, avec plein de regrets.
Elle regardait le sommet de Cacareddu avec nostalgie et ne voyait plus son compagnon qui jamais, ne s’aventurait à l’abord des maisons pour la rencontrer.
Sans doute, avait-il courtisé une autre Titine, bien plus délurée que sa compagne entravée.
Avec cette langueur infligée, notre chèvre vieillissait très vite et n’avait plus goût à rien.
Je la revois encore avec ses longs poils gris devenus ternes et poussiéreux, les oreilles basses et les yeux remplis d’une tristesse infinie…

Elle n’avait pas de nom, j’aurais dû l’appeler « Têtê ».

C’était la vie d’avant, sans doute existe-t-il encore quelques similitudes dans le rural d’aujourd’hui.
Grâce à Têtê, j’ai pu tresser quelques lignes anciennes à la prose remplie de poésie.

*Arlequins=Restes de repas récupérés dans les restaurants, recomposés pour être présentables avant d’être vendus. (Au début du siècle dernier)

*Ô simò ! A sgiuca != Simoooon ! La chèvre !

2 Comments

  1. Bonjour Simon ,
    Bravo comme d’habitude , ces histoires
    vraies qui se préparent en langue corse , berceront je j’espère les générations futures.

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