L’amour de la vie, non de l’envie.
J’ai toujours fréquenté des amis beaucoup plus âgés que moi, plus fortunés aussi, certains avaient franchi la quatre-vingtaine rugissante.
Joseph à la crinière blanche léonine faisait partie de ceux-là.
C’était un vieux marin breton qui avait échoué dans la région parisienne. Un nostalgique des flots qui naviguait dans l’entreprise qu’il avait créée dans le pur esprit paternaliste. Sa ressemblance avec Jean Gabin était frappante. Il respirait la placidité, l’assurance de grand-père qu’il n’a jamais été. Ses deux enfants étaient décédés dans leur très jeune âge laissant l’homme sans descendance.
Marqué par le drame, il avait enfoui son chagrin, n’en parlait jamais.
Je n’étais guère éloigné de la quarantaine lorsque je l’ai connu.
Très vite nous devînmes amis sans crescendo et sans se l’avouer, presque tout de go. Presque de but en blanc, sans chichis et sans tralalas. A la sauvage, car nous n’étions pas du genre à nous épancher sur ces relations-là. C’était ainsi, il était inutile d’y mettre des mots, nous le savions et cela nous convenait parfaitement.
Il m’a adopté d’emblée et sa seule manière de me faire savoir son attachement, dans ses moments de presque faiblesse, consistait à se lâcher un peu en m’avouant au bout d’une phrase, au coin d’un élan soudain : « Tu es mon meilleur ! ». Une tape sur l’épaule et puis c’est tout. Il ressortait ces mots de manière épisodique sans qu’il y ait la moindre symétrie dans les épisodes. Cela pouvait durer des mois comme il pouvait me balancer « sa faiblesse » dans l’heure qui suivait.
Nous entretenions une relation d’amitié paisible et nous avions plaisir à nous rencontrer souvent, malgré la distance qui séparait nos domiciles. Nous habitions dans deux villes distantes d’une centaine de kilomètres.
C’était plus rude avec son épouse qui cherchait sa place, jalousant parfois les sentiments amicaux qu’il éprouvait pour moi. Elle pesait à sa manière sur nos relations, se mettant dans la balance en forçant un peu sur le sonnant et trébuchant. Elle m’adorait aussi, à sa façon, presque à la hussarde, elle en réclamait l’exclusivité.
Quelques fois mais quelques rares fois seulement, Joseph m’avait tendu des liasses de billets pour me faciliter certains chocs de la vie, allant jusqu’à me proposer un terrain à Chantilly pour mon fils. J’ai toujours refusé dès que la valeur dépassait le train-train raisonnable. Il reprenait ses billes, ses gros calots, en me disant : « Tu as raison ! » Une raison qui a profité à d’autres dont la sincérité était émoussée et qui détectaient facilement l’odeur de l’argent.
Son entreprise d’une trentaine d’ouvriers l’a maintenu en activité très tard. Il ne voulait pas que ses ouvriers soient au chômage, alors il tenait bon. Se sentant trop vieillissant, lassé par la bourlingue du marin et la responsabilité usante de l’entrepreneur, au bout du rouleau, il rendit les armes, proche de la fin. Il savait que son retrait de la vie active l’enverrait ad patres assez rapidement, il ne vécut plus très longtemps. Ecrasé par une grande solitude, la culpabilité d’avoir perdu ses enfants, la communication agressive et stérile avec son épouse, tout pesait lourdement jusqu’à l’étouffer un beau matin…
Il avait fait don de son affaire à son chef de chantier qui connaissait la maison de longue date, en s’assurant qu’il ne débaucherait personne. Cela se fit sans contrepartie sans le moindre sou dans la balance mais dans les règles de l’art devant notaire pour le franc symbolique.
Chaque fin d’année, il arrosait quelques associations pour les grandes causes mais n’en pipait mot, je le sus tout à fait incidemment lorsqu’une année, pour la première fois, il m’invita dans son bureau pour faire un tri. De nouvelles associations faisaient appel à lui, il choisissait en prenant mon avis, les plus nécessiteuses, les moins en vue. Avec les cadeaux à ses ouvriers, des offrandes conséquentes, il semblait heureux de finir chaque mois de décembre en Père Noël très généreux.
Son grand plaisir consistait à nous faire connaître les plus chics restaurants qu’il fréquentait pour ses affaires. Nous allions dans sa Bretagne natale déguster les homards gratinés, à dix pas de l’océan, faire le plein d’iode en courant les fruits de mer. Il venait dans ma Corse natale pour découvrir la charcuterie nustrale (typiquement locale, de chez nous). Il avait un faible pour la coppa mais n’a jamais apprécié « u ficateddu », il disait : « Ta figatelle, je ne l’aime pas, tu la gardes pour toi ! ».
Il adorait visiter les châteaux.
Pour les voir de plus près, presque dans l’intimité, il participait à des enchères en sachant qu’il ne souhaitait aucune acquisition. C’était un autre plaisir. Il dépensait, à fonds perdus, l’équivalent de 4500 € pour participer à la visite privée, à laquelle il me conviait, puis à la séance de la vente sans enchérir.
Il venait me chercher pour visiter un manoir en me promettant que j’apprendrai la vie, une vie seigneuriale que je n’aurais jamais connue de la sorte, sans lui.
Il prenait un malin plaisir à me convier à des cocktails, dans ces endroits chatelains, en me promettant de me faire connaître la vie mondaine qu’il exécrait pourtant. Nous nous faufilions parmi ces gens qui trinquaient allègrement, le petit doigt levé, à la rencontre de M. et Mme du Jardin, M. et Mme des Magnolias, le comte et la comtesse des Fariboles… Il me réveillait d’un coup de coude pour que je saisisse bien ce mode de vie d’un autre monde. Je n’étais point à l’aise et cela le faisait rire en disant :
– Il faut que tu connaisses cela pour tout comprendre.
Un soir de traversée en bateau, de retour sur le Continent après un congé pascal chez moi, j’ai croisé un député de Marseille, un villageois chez qui ma mère était femme de ménage avant qu’ils ne rejoignent la cité phocéenne. Nous nous sommes attardés à parler de nos familles respectives. Joseph se tenait à l’écart. Ils se sont salués d’un geste de la main. Je n’ai jamais été un foudre de guerre pour les civilités, j’ai gardé un fond sauvage, une sorte de syndrome Robinson, en fuyant au plus vite toute discussion qui s’éternise dans la gêne… Lorsque Joseph sut qui était cette personne, il m’a reproché de ne pas l’avoir invitée à boire un coup. Sachant ma condition, il me fit la leçon, il se serait chargé naturellement d’assurer la dépense pour faire plus ample connaissance…
Il avait installé entre nous une sorte de tranquillité. Il avait chopé quelques mots en Corse et me fustigeait parfois :
– Tu t’occupes de tes affaires et moi, je m’occupe du reste et basta !
Le regard complice nous éclations de rire. Nous avons tenu la distance dans l’amitié, l’oseille est restée dans sa poche et sortait discrètement.
J’ai quelque peu bourlingué avec mon Gabin qui avait gardé une âme d’enfant, parfois fait quelques bêtises lorsque nous forcions sur le Rémy Martin. Le bateau tanguait mais nous avions le pied marin.
Malgré son côté bourru, Joseph aimait les fleurs.
Je crois que ces roses trémières qui s’étaient épanouies dans un ravin, nées dans un environnement brouillon, lui auraient plu.
Voyant ces images rustiques, je suis certain qu’il aurait balancé en les voyant :
-Capisci tuttu ma non comprende niente ! (Tu saisis tout mais tu ne comprends rien !)
Il aurait fondu de la sorte par gêne de dévoiler sa faiblesse.
Il me taquinait ainsi en mâtinant le corse d’italien pour la circonstance.
Joseph le breton a passé sa vie en baroude loin de ses terres qu’il gardait au fond du cœur.
Il avait trouvé une similitude à sa vie dans mon exil, le breton et le corse refaisaient le monde à leur manière, presque épaule contre épaule, s’effleurant à peine tant ils étaient chargés de pudeur afin de préserver leurs fragiles natures…
Joseph aimait les fleurs sauvages.
B elle rencontre comme on en fait peu, je connaissais l’histoire, joliment remaniée.
Très peu lu et remanié comme vous dites.
Il n’a pas plus de succès, essoufflement général 😉